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Clémence Lesacq – L’aube du voyage

L’aube du voyage (Dessin de Clémence Lesacq pour Libération )

L’aube du voyage (Dessin de Clémence Lesacq pour Libération )

SUR LA ROUTE
La pièce tout entière était comme saturée d’électricité. Pas d’autre mot. D’un blanc sale, mal éclairée en cette soirée de janvier, elle peinait à contenir la fatigue de nos fins de journées, la faim, l’excitation.

La pièce tout entière était comme saturée d’électricité. Pas d’autre mot. D’un blanc sale, mal éclairée en cette soirée de janvier, elle peinait à contenir la fatigue de nos fins de journées, la faim, l’excitation. Tous nos corps formaient un circuit au bord de la surtension. Cinquante jeunes femmes et hommes, âgés d’une vingtaine d’années, les muscles tendus, le rire nerveux, les poils dressés. Nous attendions que tombe l’annonce : la destination où nous passerions ensemble le mois de mai. La directrice de l’école s’est avancée devant les tables alignées pour parler. Silence soudain. Longue introduction. Cinq minutes au moins. Une éternité à l’échelle de notre impatience. Les premiers mots, inutiles, flottaient en l’air sans nous atteindre. Aucun de nous ne faisait l’effort de tendre la main pour les saisir. Des mots, des mots, des mots. Quelques bribes enregistrées. Le fait que rien n’était encore sûr, que la préparation de ce voyage risquerait d’être plus compliquée que pour nos prédécesseurs. Il ne fallait pas nous emballer pour l’instant. Sur nos chaises de bois et métal, redevenus écoliers en tabliers survoltés, nous ne la quittions pas du regard. Quelques plaisanteries fusaient pour détendre l’atmosphère et exhorter le messager à délivrer plus rapidement l’essentiel de son annonce. Le choix de la destination.

Soudain, léger arrêt dans le flot de paroles. Roulement de tambours silencieux dans la salle. Sourire. Votre destination cette année sera… la Birmanie. Le reste de la réunion, les complications, les détails, je n’ai rien imprimé. Comme des acouphènes dans les oreilles. Juste le bruit de violentes pulsations sanguines dans tout le corps. Boum boum boum.

Bir.

Ma.

Nie.

Comme une musique qui ne me quitte pas depuis ce soir-là. Bir. Ma. Nie.

Je m’imagine. Sur la route et les chemins, à la rencontre des autres. Une odeur nouvelle dans les narines. Des visages inconnus, aux teints de soleil, qui dansent au fond des pupilles. C’est dans ma tête. Le riz, les couleurs, l’odeur de curry. Un curry doux, parce que, là-bas, j’ai appris qu’il est forcément doux. S’envoler. Loin. Le long des tecks. Je lis et relis la Vallée des rubis de Joseph Kessel. Pour me projeter à travers l’encre du romancier. Envisager. Rangoun, les forêts interdites du nord, les bouddhas merveilleux, l’humidité. Et qu’elle soit insoutenable. Assister avec délectation à l’arrivée des jours de mousson dans l’ancien Myanmar. Coincée entre le Laos, l’Inde, le Bangladesh et la Chine. Avec, à la main, juste de quoi écrire à mon tour.

Depuis des semaines, un monde se construit, doucement, dans ma tête. Presque sans crier gare, mon monde inconnu apparaît. A l’aide de cartes, de lectures, d’images emmagasinées à la volée chez les bouquinistes. Et puis, aussi, grâce aux photos de ceux qui sont déjà partis et revenus. Même s’il faut supporter leurs sourires mystérieux, presque vaniteux, qui me font mourir d’envie et de jalousie. «Ha ! Toi aussi tu pars là-bas ? Tu verras, c’est incroyable.» Ronger son frein. En attendant, affamée, j’ai dévoré le Guide du routard.

C’est juste là. Sous mon épiderme en manque de soleil. Tous les jours depuis la fin de l’hiver, quand je marche dans mes villes, Strasbourg, Lille ou Paris. Ça prend d’un coup. Je suis ailleurs. Je surplombe les temples de Bagan, nage le long des villages lacustres du lac Inle, me brûle les yeux sur les villes dorées autour deMandalay, plonge mes pieds nus dans le sable tiède des plages du sud. Chaque jour depuis que je sais que j’y passerai trente jours de ma vie. Ça ne quitte pas, ce genre de voyage à venir. Comme ces femmes enceintes, qui, incapables de penser à autre chose qu’à la vie qui brûle en elle, vous font croire qu’elles vous écoutent. Vous parlent sans vous parler, l’air résolument ailleurs. Ce feu en moi. Le gros ventre et les nausées matinales en moins. Ça prend, ça tire, ça obsède. «Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même.» Les mots de Joseph Kessel, que je comprends maintenant. Et dont je m’abreuve, encore.

Avant un grand voyage, on ne sait pas trop ce qui nous attend. Alors, on se nourrit de tout. On fait appel, consciemment ou non, à nos souvenirs personnels, nos rêves, le sol des pays que l’on a foulé par le passé. On mélange tout ça dans un improbable shaker. J’ai les odeurs épicées de la Jordanie et du Moyen-Orient qui s’imposent à moi, les soudaines pluies orageuses de Floride qui coulent le long de mon dos. J’entraperçois. J’y ajoute les peu d’extraits de films asiatiques que je connais. Le visage d’Aung San Suu Kyi, croisée au Parlement européen lors de sa remise du prix Sakharov, des mois auparavant. Son port magistral, ses petits pas fluides qui dansent sous sa longue robe vert et jaune. On ne peut pas s’empêcher de tout mélanger pour se faire une idée. Même si, au fond on le sait, on est sûrement bien loin du compte.

J’espère les rencontres et les appréhende tout à la fois. L’envie d’échanger et la peur de rater le coche. Ne pas savoir s’y prendre. Comment communique-t-on sans les phrases, les mots, les intonations du pays ? Avec le regard, la douceur, les gestes. Rencontrer ceux et celles qui illustreront nos articles, reportages ou simples cahiers de voyage.

J’attends. Les épaules et la fesse droite, douloureuses de vaccins. Le moindre mal adoré me rapproche de ma destination. Fièvre jaune, hépatite B, hépatite A, rappels en tout genre. Et puis, les heures d’attente se sont finalement évaporées. Nous décollons dans moins d’une semaine. La grande valise noire est encore vide sur le parquet usé de la chambre. La liste des choses à emporter est pourtant établie. Vêtements légers de coton, appareil photo, produits antimoustiques…

Mais cette incapacité à remplir le bagage. Les jours filent et rien ne peut vraiment rendre réel le voyage pour le moment. Des pensées, des images, rien que ça.

Dans nos têtes.

Lauréate du prix Tara-Expéditions-«Libération»

Clémence LESACQ