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Avec le concours du MAD
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Avec le conconours de la Presse Régionale
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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Émilie OMNÈS – Femme tissu

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Je dors par terre depuis deux semaines dans cette galerie sans visages. À heures fixes, le train Damas-Istanbul siffle au large de l’îlot d’habitation et me lance son appel. Chaque matin, j’attends le photographe, chaque matin, il ne vient pas.

Comme un chaton, j’explore mon univers. Sur un réchaud, je prépare le café oriental. Trois cuillères à soupe rases de café dans l’eau bouillante hors du feu. Bien remuer. Replacer trois fois sur les flammes. Je fais le tour de la pièce, vide. Seuls un miroir sur pied et une rampe d’éclairage de studio semblent lui donner corps. Les murs sont nus. Le photographe a décroché et déposé ses cadres. J’en soulève un, le regarde. Les effluves de cardamome commencent à se faire sentir. Trois hommes me font face. La photographie a été prise de près. L’objectif prend appui sur la verticale de leurs lances, sur les regards, le poignard au centre en crève la surface. Je pense à mes cours d’histoire de l’Art, aux Joueurs de cartes du Caravage. Plusieurs actions simultanées réunies dans une même image, le fantasme de l’omniscience. Rien n’est laissé au hasard, pourtant tout semble vivant, spontané, sensible.

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Dans l’entrée, un plafond de verre laisse deviner le bureau mansardé, aménagé par le photographe. C’est le capharnaüm. Combien d’années de travaux sont entassées ici? Des affiches sur fond rouge rappellent les éditions des festivals précédents. Les dates remontent jusqu’à 1996, l’année d’ouverture de la galerie. Sur plusieurs d’entre elles, une même jeune femme aux yeux ourlés et charbonneux, à l’allure masculine mais au visage si féminin, pose torse nu. Elle annonce, qu’ici même à Alep, en 2008, aura lieu un festival d’art de la Femme.

Je sors boire mon café ; la cour est chargée d’odeurs de jasmin. Il fait beau, je ne m’en étais pas aperçue. Mon voisin, médecin et aveugle, sort aux bras de sa femme et entame sa promenade matinale. Je la regarde guidant son homme. Je ne vois d’elle que ses contours et son visage. Elle porte l’hijab, comme la plupart des musulmanes du centre d’Alep. Elles sont pourtant nombreuses à porter le niqab ou bien à se voiler entièrement « à l’afghane ». Pour ces dernières, pas un seul centimètre de chair à l’air libre. Les mains, le cou, les yeux, tout est derrière cette burqa, ce « rideau » fait pour séparer la femme de Dieu, de l’homme et du monde, en vertu d’une pureté et d’une préservation des valeurs.

Les musulmanes des quartiers chics, en périphérie, se sont dévoilées depuis plusieurs générations parfois. Au voile s’est substituée la voiture, avec laquelle elles circulent d’un point à l’autre d’Alep. Tout comme la jeune génération chrétienne arménienne aisée, leur liberté coûte cher, à coup de marques, de soirées déguisées à 150 dollars dans des décors à l’occidentale et de shopping trip dans les émirats. Ce sont les seules à pouvoir s’offrir les cours du photographe pour le « fun ».

Son travail éclaire la Syrie sous un angle nouveau ; loin des images qui peuplent les guides de voyage ou les revues orientalistes des années 1900 et qui mettent en scène la magie du souk d’Alep, le muezzin qui monte dans la nuit ou la gastronomie alépine. Cette autre face de la médaille m’intéresse aussi. La Syrie est un pays fermé, qui communique peu avec le monde. Les images de la galerie me racontent une autre histoire, une réalité différente de celle vendue aux touristes des sentiers ba(na)lisés. Je ne me lasse pas de les regarder. Elles offrent un point de vue dense, subjectif, documentaire : la vie de ce pays, enregistrée, révélée par un regard qui va au-delà des conventions. C’est avec ce monde-là que je voudrais rentrer en contact.

Je ne suis plus une touriste, cette peau-là m’a quittée avec l’eau du savon d’Alep au bout de quelques jours. Je suis seule. Je suis une femme. Je ne suis pas arabe. Je ne parle pas cette langue. Me voiler peut être ? Pour être dans l’expérience et le ressenti de ces femmes et me protéger de ces hommes qui m’insultent et me touchent. Ne pas dire oui au fondamentalisme mais à l’empathie, sans profession de foi. Fuir le rejet et la rage. Tenter de comprendre. Vivre de l’intérieur, derrière ce rideau, comme un acteur en coulisse.

Entouré d’ampoules nues, le miroir guide mes gestes. Comme dans une loge d’artiste, j’endosse mon costume. Je saisis l’étoffe crêpée, le tissu est léger, il glisse entre mes doigts. Je le place sur mes cheveux, les deux pans le long de mon visage. Je les croise, l’un sous le menton, l’autre sous les yeux.

Au matin, je répète ces mêmes gestes et ne laisse apparaître que mon regard. La ruelle est calme, mon pas résonne sur le pavé. Au loin le train vient d’entrer en gare. Sa fumée se disperse dans un ciel bleu azur. Le tissu m’enserre, mon long manteau entrave mes mouvements. Je pense aux petits pas de poupée des femmes à travers les ruelles. J’accorde les miens à cette nouvelle vitesse et m’engage dans la large rue aux couleurs sable qui longe l’ancienne usine d’électricité. Ouverte aux quatre vents, elle est reconvertie ponctuellement par le photographe en lieu d’exposition. Plus loin un imposant portrait d’Hafez el Assad trône au milieu de la circulation. À portée de ma vue, restreinte par le tissu, je contemple une deuxième affiche, encore plus grande, sur la façade du bâtiment du Parti Baas. Je pense aux affiches de propagande soviétiques. Ce même langage, simple d’accès, qui est ici à l’espace public ce que la médaille est à l’uniforme. Il y a les conventionnelles puis les « happy few », avec des lunettes de soleil qui les rendent un peu plus comiques, presque tendres. Chacun la sienne, Assad pour tous.

Je n’ai senti depuis le début de ma marche ni le regard oblique ni les gestes des hommes. Un soulagement me gagne ; une impression d’ivresse, comme une coupe de champagne à jeun. Face à la citadelle interdite du parti, s’étend le « jardin du Luxembourg ». J’y pénètre. Une rivière, volontairement tarie dès son inauguration, traverse ce parc de part en part et l’eau réduite à une peau de chagrin, se fraie son chemin dans son carcan de béton vide. Une douce musique fanée se répand à travers la frondaison des arbres. Fontaines grandioses, kiosque à musique, volières, construits pour les officiers nostalgiques sous le mandat français. Dans l’air flotte un parfum suave, mélange de terre humide et de roses orientales.

Je m’assois sur un banc pour reprendre mon souffle. J’ai très chaud et peine à respirer à travers le tissu. Ma tête bourdonne. Deux couples passent à ma hauteur et se saluent. Les femmes, voilées, se reconnaissent sans doute à la tête du mari. Certains font de la marche rapide, seul sport toléré en plein air ou fument le narguilé, l’autre sport national. Électron libre, mes seuls alter ego sont les FEVNI : Femmes Voilées Non Identifiées ; je vais seule, sans enfants, sans compagnon comme le font les femmes âgées et les étudiantes qui, déterminées, vont droit vers leur destination.

L’air revient peu à peu, ma température baisse. Je me sens bien sur ce banc, dans cette nouvelle condition. Je ne suis plus l’anomalie. La vie redevient naturelle et légère. Une jeune femme s’assoit à côté de moi. Elle m’offre son sourire, j’aimerais le lui rendre. Elle me demande l’heure en arabe. Je cherche mes mots, ce qui la rend à la fois perplexe et amusée. « Where do you come from ? » me demande-t-elle. Je lui réponds : « I’m French but I Prefer to Wear a Veil ». Elle éclate d’un rire chaud et me tend sa main : «My name is Rania, I’m from Teheran». Étudiante en biologie, elle loge sur le campus d’Alep. La matinée passe, j’ai dégagé mon visage, pour être d’égal à égal. On commande plusieurs thés que l’on revient boire sur ce banc, chauffé par le soleil. Je lui parle de moi : «I was supposed to work with a Syrian photographer… who never came». Le courant passe bien. Le soleil est bientôt au zénith lorsque la mosquée voisine lance son appel, Rania me propose avec chaleur de la rejoindre le lendemain. Cap vers le Sud : Homs, Palmyre, Damas. Un ami à elle souhaite être du voyage.

Les taxis jaunes vus du pont sont comme des scarabées au soleil ; les femmes tissus, des petites fourmis besogneuses en marche vers le souk. Je vois défiler en contrebas mon quartier et la petite fenêtre de la galerie et m’enfonce dans mon fauteuil bercé par le mouvement du train.