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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Sarah BENHADIA – Orient-émois

Benhadia

De l’avion on ne voit… rien. Aucune agglomération qui se détache ni entrelacs de lignes asphaltées, seules des étendues rocailleuses. Même décor à la sortie de l’aéroport, en route vers Amman sous 35° en avril. Les premiers panneaux indiquent les frontières saoudienne et irakienne, sur la droite, la Palestine. Le trajet permet de prendre la température de la Jordanie, qu’on traverse en rêvant à ses voisins.
«Luxe, calme et modernité»

Peu de passants à 14 heures. Pas plus à 16 heures. Vers 18 heures, passés les embouteillages, on aperçoit les premiers piétons, tous en tenue occidentale et peu typés. Les orientalistes seront déçus dans ce territoire créé de toutes pièces en 1921 pour séparer les turbulents Irakiens des Palestiniens. Une demi-douzaine de patrouilles de police – incorruptibles – sur le trajet, des limitations de vitesse respectées, quelques échoppes qui n’empiètent même pas sur la chaussée, un seul souk dont les allées se coupent à angle droit. On croirait presque avoir quitté le monde arabe si ce n’était les keffieh qu’on distingue çà et là sur les têtes des nombreux réfugiés irakiens ou palestiniens. Difficile de trouver un «vrai» Jordanien, même si tous se disent nationaux avant d’ajouter le nom du village qu’ils ont dû quitter, plus ou moins résignés à ne plus le revoir. A quarante minutes de la frontière, on rêve de Palestine mais on sait surtout qu’un tampon israélien signerait la fin d’une tranquillité fragile sur la «rive est». En arabe, Cisjordanie se dit «rive ouest».

Tout ici tourne autour du Jourdain, même si le flot abondant où officiait Jean le Baptiste est désormais un filet d’eau sinueux. Sur le site du baptême, on touche presque les arbres israéliens, que seuls trois mètres d’eau séparent de leurs semblables jordaniens. Le royaume hachémite, un des dix pays les plus pauvres en eau, a longtemps compté sur celle qui baptisa le Christ, faute de pouvoir boire la Mer morte, saturée de sel. Ironie du sort : point le plus bas de la Terre, ce lac naturel incarne à merveille la situation des réserves hydrauliques jordaniennes.

Les nappes phréatiques ne sont pas seules à sec dans ce petit pays dépourvu de ressources naturelles. L’essence et le gaz, très chers, appauvrissent des ménages déjà assommés par un coût de la vie sans lien avec leurs revenus. Des loyers au prix de la viande, tout augmente dans cette ville en expansion, sur le modèle des métropoles du Golfe. Les immeubles ont remplacé le petit épicier et les grands magasins, le garçonnet qui vend les cigarettes au détail. Les Jordaniens recourent massivement aux coursiers et autres « delivery » et le calme n’est rompu que par le vendeur de bouteilles de gaz dont le camion arpente les rues, s’annonçant par une sonnerie de portable première génération au volume maximum. Bien que fréquents, ses passages ne perturbent pas la somnolence d’Amman. Tout comme les hélicoptères américains volant vers l’Irak dont le vacarme n’alarme plus personne.
«Thursday night fever»

Le week-end jordanien se situe entre respect des traditions musulmanes et realpolitik proche-orientale. Le vendredi, jour de prière collective est chômé, comme le samedi, conformément aux accords de paix avec Israël prévoyant que le jour du « shabbat » ne soit pas ouvrable. Le jeudi soir est synonyme d’embouteillages sur les routes comme dans les cafés, où jeunes habillés à la dernière mode se mêlent aux familles avec les mères voilées, les enfants de tous âges et l’immanquable domestique indonésienne ou philippine, quelques pas en retrait. Un lieu de sortie fait l’unanimité : le Mall, avec ses restaurants, ses cinémas, ses aires de jeux et ses magasins. Clin d’œil ou ironie dans le royaume conservateur, le plus en vue s’appelle «Mecca Mall». Nouvelle tenue, nouvelle petite amie, on vient tout exhiber dans ce lieu de pèlerinage incontournable.

Si un tour dans un mall ou un café laisse croire que la mixité gagne du terrain, rien n’est moins superficiel, même dans les quartiers bourgeois où les jeunes fréquentent les lycées privés anglophones. Chaque année, une douzaine de crimes d’honneur sont officiellement recensés. Si le meurtre prémédité est passible de la peine de mort, nombre d’assassins « pour l’honneur » se rendent spontanément pour répondre d’un simple délit. Ils bénéficient de la légitime défense ou sont jugés irresponsables car sous l’emprise de la colère. Le dernier procès en date a vu un père condamné à six mois de prison pour avoir électrocuté sa fille de 16 ans dans le très chic quartier Abdoun.

Bien qu’il faille traverser l’immensité du désert avant d’atteindre d’autres villes, la Jordanie ne se résume pas à sa capitale. La longue route vers Pétra commence sur fond de radios arabes, tellement brouillées que personne n’y entend rien, ou israéliennes, au signal net mais au propos tout aussi impénétrable. A l’arrivée, c’est dans une bourgade bédouine immuable malgré le flot de touristes que se niche l’une des merveilles du monde, rendue célèbre par Indiana Jones. Aqaba, à la pointe sud, résiste aussi aux projets immobiliers et aux bikinis qu’elle laisse de l’autre côté de la Mer Rouge à sa jumelle délurée, Eilat.
«Palestiniens, ici et là»

Amman est avant tout une base, un ilôt d’ordre et de sécurité pour les journalistes, militaires et officiels qui y transitent. Un sas aussi, puisque Mahmoud Abbas y rencontre Condoleeza Rice ou John McCain. Au nord, Damas, plusieurs fois millénaire, à l’est, un flot continu de réfugiés irakiens, au sud les très conservateurs Saoudiens et à l’ouest, à égale distance d’Amman et de Jérusalem, le pont Malik Hussein, seul point de passage entre Jordanie et Cisjordanie. Au milieu du désert, le bus s’arrête devant des hangars évoquant un aéroport qui matérialisent la frontière jordano-palestinienne gardée par… Tsahal. La plupart des agents sont des jeunes effectuant leur service militaire. Un passeport français avec un patronyme à consonance arabe déclenche des regards inquiets. On y ajoute des inscriptions en hébreu, m’expliquant qu’avec un tel nom, des questions s’imposent.

Après le premier interrogatoire, un soldat trace une croix sur mon passeport. A l’issue du deuxième, la croix est entourée. A Malik Hussein, deux passages: Arabes et VIP. Il faut plus de quatre heures pour atteindre ce guichet avec un nom arabe. Avant cela, on remplit plusieurs formulaires, précise les nom des ancêtres sur plusieurs générations, ceux des Palestiniens et Israéliens rencontrés, comme des Jordaniens (là on hésite : et l’épicier d’en bas? le chauffeur de taxi d’hier matin?). Nouvel interrogatoire : «As-tu déjà rencontré des policiers jordaniens?». A l’évidence, l’inspecteur n’a jamais franchi la frontière. La Jordanie dispose de forces de l’ordre dans tous les domaines : police de l’Environnement, du Tourisme, des Frontières, difficile de ne pas avoir à faire à l’une d’elles. Pour la énième fois nous discutons gastronomie marocaine et cinéma, avec Casablanca. Les soldats ce jour-là manquent cruellement d’originalité. On me conseille d’avoir un bon livre avec moi. Après une heure d’attente, ponctuée par la vérification des lectures des journalistes, membres d’ONG et autres patronymes arabes, nous obtenons des visas d’un mois. Trois pour les VIP. Nous évitons le contrôle final où les bébés palestiniens sont fouillés et les passeports arabes sondés au détecteur d’empreintes. En sortant, un soldat me glisse « au fait, tu as des armes ? ».
Tsahal veille

Une demi-heure suffit pour traverser la Cisjordanie avec pour horizon les lignées de pavillons de l’imposante colonie Ma’ale Adounim. En contrebas, Jéricho, plus ancienne ville du monde et la plus basse, à plus de 350 mètres sous le niveau de la mer. A Jérusalem, la Vieille Ville est en effervescence. En plein «Pessah» les rues se peuplent de Loubavitch aux chapeaux de laine circulaires, le vent fait danser les papillotes et les voiles des nonnes ou des femmes arabes. L’affluence de Juifs du monde entier et de groupes célébrant la Pâques orthodoxe sur le chemin de Croix ne perturbe ni les habitants ni les commerçants, pas plus que les patrouilles en armes.

Depuis la Seconde Intifada, Tsahal veille à ce que seuls des Musulmans – exceptés les hommes de moins de 45 ans – entrent sur l’Esplanade des Mosquées. Un soldat israélien posté à l’entrée le vérifie en faisant réciter le Coran. Druze, il s’exprime en arabe. Seuls Arabes dans Tsahal, ils sont rejetés. Ces fidèles d’un schisme musulman sont une exception au Moyen-Orient. Ils font fi des référents communautaires, se déchirant dans le Golan, enrôlés dans les armées syrienne et israélienne ou au Liban entre tenants de Nasrallah et de la majorité. L’étendue des parcs qui entourent les mosquées est d’autant plus impressionnante que tout se chevauche à Jérusalem. Sous le dôme doré dominant le Mur des Lamentations, des femmes pique-niquent, d’autres dorment, certaines enfin prient. Des pigeons vont et viennent. En suivant leur envol, le regard se perd dans les calligraphies qui ornent murs et plafonds. De l’extérieur, l’enceinte bleue et verte fait pâlir les photographies et peintures qui ornent les foyers musulmans à travers le monde.

Si la Vieille Ville regorge de murs où se recueillir, un autre arrête notre vue. Encerclant Jérusalem ou les colonies, la « barrière de sécurité » crée un sentiment d’oppression. Sur la route de Ram, banlieue à dix minutes de la Porte de Damas, les check-points obligent à contourner son tracé et le trajet de 4 kilomètres dure une heure. Autant que pour revenir à la frontière.

De retour à Amman, le taxi s’arrête à Beqaa, le plus grand camp palestinien. Si l’architecture préserve une harmonie de façade, l’avenir est plus chaotique. « Ici on est manutentionnaire ou éboueur, alors l’Etat palestinien ou le droit au retour peuvent attendre, pour l’instant, on veut du travail », lâche Ali qui « tient les murs » de Beqaa comme tous les après-midi. Un discours rare en Jordanie, où les «moukhabarates» (services secrets) veillent…