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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Athénaïs Sauvée – Visages d’Europe

Athénais Sauvée par elle-même

Je suis née à Morlaix, en Bretagne, l’année où la France remportait sa première Coupe du Monde de football. Quand elle se décidait à en ramener une seconde, je m’apprêtais à me lancer à la découverte de l’Europe par le biais du programme Erasmus. Etudiante à Sciences Po Rennes, il me fallait en effet réaliser la troisième année de mon cursus hors des frontières françaises : c’est ainsi que Chypre m’a vue arriver en septembre 2018, et m’a ouvert les portes de son Université Européenne, avant que la Grèce n’accepte de m’accueillir dans le cadre d’un stage que je réalise actuellement auprès du Programme International du Festival du Film de Thessalonique.

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Visage d’Europe par Athénaïs Sauvée au format docx

Visages d’Europe

Assise en tailleur dans ce canapé aux coussins trop mous, je tire lentement une longue bouffée du narguilé rose pâle, incubateur de convivialité qui a sûrement donné corps à bien plus de rassemblements qu’il ne me sera jamais donné d’assister. En vingt années de vie, je n’ai jamais cédé à la tentation de fumer. Laissons croire ici à ma qualité de citoyenne réceptive aux campagnes anti-tabagisme lancées chaque année par le Ministère de la santé. Mais à présent, j’ai pris goût à cette chicha dont la toxicité est dénoncée régulièrement par ces magazines qui cherchent à assurer le bien-être de cette catégorie de Français méfiants à l’égard du moindre produit non estampillé « bio ». Cette prise de conscience soudaine fait naître un sourire sur mes lèvres qui disparait sous une exhalation de fumée blanche avant que personne n’ait eu le temps de le remarquer.

Alors que je porte le tuyau à ma bouche pour aspirer une nouvelle bouffée, la voix d’Omer Sarmini s’élève de l’enceinte posée sur la table basse, reprise en chœur par ceux qui m’entourent. Je ne suis pas arabophone, cela les amuse. Une main se pose sur mon épaule et, si j’ai le temps de saisir le « come on, Habibi ! » qui m’est destiné de même que les éclats de rire qui s’ensuivent, ils se perdent rapidement, emportés par cette énergie folle dont je m’enivre chaque fois que j’accepte une invitation ici. Le tableau a de quoi étonner. Seule fille au milieu d’une dizaine d’hommes qui s’apostrophent grâce à des mots que je ne comprends pas, ma blondeur et mes yeux bleus tranchent avec leurs peaux mates et leurs cheveux bruns. Moi, Athénaïs, étudiante française en échange Erasmus, profitant des avantages de cette Europe que j’ai gagnés par le seul fait de ma naissance. Eux, réfugiés politiques syriens, venus chercher refuge auprès de cette Union Européenne, symbole de paix et garante des droits humains que l’on se plait à définir comme fondamentaux.

Ici, c’est l’appartement de Rami, Hade et Hassan, au cœur de Nicosie ; un petit bout de Syrie où l’on joue aux cartes en s’invectivant avant de danser le dabkeh jusqu’au lever du jour. Leur pays, ils m’en parlent, les yeux plein d’étoiles dont l’éclat se recouvre parfois d’un voile de tristesse. Du soleil réchauffant la citadelle d’Alep à l’adhan que les muezzins lancent du haut de leurs minarets, je parviens, au fil de nos conversations ponctuées de contresens et d’incompréhensions, à construire dans mon esprit une image de ce pays différente de celle que les médias nous offrent plus volontiers. Le cœur de ceux qui sont aujourd’hui des amis se partage entre l’amour qu’ils éprouvent pour cette patrie à laquelle ils ont dû s’arracher, et leur attachement à Chypre dont les terres ont représenté un asile pour eux qui fuyaient la violence d’une guerre dont ils ne s’autorisent pas à imaginer la fin. Le jour pour eux est une scène, sur les planches de laquelle ils doivent improviser à chaque instant pour que leur rôle d’européens adoptifs soit convainquant. La nuit, ils retournent en coulisses et renouent avec ces traditions et coutumes auxquelles ils m’initient soirée après soirée.
J’ai demandé un soir à Hassan dans quoi pouvait bien résider la motivation qui conduisait à un tel déracinement. « La liberté, habibi. La liberté de travailler, de croire, de sortir, de conduire, de dormir, de manger. La liberté de vivre tout simplement. Ces droits qui te sont acquis depuis si longtemps que tu n’en as plus conscience, nous découvrons chaque jour un peu plus jusqu’où nous pouvons en jouir. L’Europe est belle parce qu’elle rend libre. »

Je suis née et ai grandi là où s’arrête l’Europe, dans un département dont le nom même signifie que la terre prend fin. Pour autant, cette fierté qui nous pousse à revendiquer haut et fort notre identité bretonne est aussi celle qui nous fait voir le Finistère comme le point de départ du continent. Plus jeune j’avais, à l’instar de plusieurs camarades de classe, orné mes classeurs d’autocollants jetant aux yeux de qui voulait bien le croire que « Tout commence en Finistère ». L’île d’Aphrodite me semblait alors constituer les confins de l’Europe, l’aboutissement géographique de ces terres dont j’étais citoyenne. Aussi, quitter l’extrémité occidentale du continent pour rejoindre le pays le plus oriental de l’Union Européenne me donnait l’impression de passer des origines du territoire à son terme. Je voulais voir Chypre comme la dernière dalle d’un chemin qui traverserait l’Europe : pour Hassan, Rami, Hade, Nasser, Ahmad, Brayan, Ali, Abdalslam, Rawad et tant d’autres, ç’en était la première.

Syriens de cœur, Européens d’esprit, j’ai compris à leurs côtés ce qu’était réellement l’Europe. L’Europe, ce sont ces milliers de visages, ceux de citoyens natifs ou adoptifs ; c’est ce territoire qui ne commence ni ne finit réellement ; c’est une promesse d’espoir et de paix. L’Europe est belle et pas seulement parce qu’elle rend libre.