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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Sarah-Louise Gervais – Les interstices

Instants d’humanité dans la vie de la tenancière d’un buffet de la gare en banlieue, qui offre de l’immuable aux passants et anticipe les rituels des clients choisis.

Les interstices Charles Berberian

Les interstices Charles Berberian

Depuis un an maintenant, ma vie est devenue une vie de gestes. Les matinées commencent dans la solitude par une succession de sensations : le bruit de mes pas sur le parquet de la cage d’escalier à l’heure où l’immeuble sommeille encore, la grille qui grince, la douceur du plan de travail en inox, la texture rêche des torchons et le frigo qui engourdit la pulpe de mes doigts.

Dans une heure, les clients franchiront la porte. Dans une heure, il faudra servir. Il faudra sourire, faire sentir qu’on est là, que «non, monsieur, vous n’êtes pas seul». Mais pour l’instant, le moment est à moi.

Peu à peu, je réveille la maisonnée. D’une rotation du poignet, j’enclenche le four qui préchauffe en ronronnant. Ma main droite saisit les plaques de cuisson assoupies sous le plan de travail tandis que la gauche s’étire vers le placard pour attraper les feuilles de papier sulfurisé. Il faut battre les blancs, blanchir les jaunes avec le sucre. Incorporer. Enfourner. Désamorçage des toboggans, j’ouvre la porte du four et me prends un coup de sirocco comme à la descente sur le tarmac. Pendant plus d’une heure, le seul temps qui fait loi est celui de la minuterie du four. Je prends plaisir à ces étirements dans la microcuisine organisée comme une cabine d’avion. Je me meus avec délectation dans ce sas, comme en suspension, dans l’antichambre de la journée qui va commencer.

Puis les quatre bips de France Inter annoncent 7 heures et me ramènent au temps partagé. Le rythme s’accélère. Il faut finir la mise en place, s’accroupir, se redresser, s’accroupir de nouveau. Remonter à la surface et augmenter la cadence d’un cran supplémentaire. Allumer peu à peu la salle comme on jouerait sur les éclairages d’une scène. Installer la terrasse, accueillir dans le creux du coude les chaises repliées. Une, deux, trois, c’est un peu lourd et les premiers essais ont bleui mes avant-bras. J’en ai tiré une certaine fierté. La chorégraphie est calibrée. Levée de rideau.

Je tiens le bar au buffet de la gare. Solidement ancrée au cœur d’un lieu de passage, j’aime penser que mon café offre au contraire aux voyageurs un peu d’immuable. On vit ici comme on vit certainement ailleurs, dans des milliers de bistrots. Ma gare n’est pas celle des grands départs, elle ne résonne pas des frémissements d’impatience de familles en goguette, des gamins réjouis d’aller chez papi-mamie, elle ne grouille pas d’une foule hétéroclite de jeunes gens et de colos, de sacs à dos et de valises à roulettes. Elle est au contraire le lieu du train(train) quotidien, qui emporte, cinq jours par semaine, les travailleurs vers la capitale.

Le jour où j’ai signé pour acheter mon fonds, on m’a mise en garde contre les incivilités de l’époque, l’anonymat des villes, la servitude de l’homme au numérique. C’est l’inverse qui m’a saisie. J’avais peur des yeux rivés sur le téléphone, des ni-bonjour, ni-merci et j’ai trouvé le regard de l’autre. Ici, pas de grand déballage, je suis connue pour refréner les excités du gosier qui s’épanchent un peu fort sur mon épaule. Pourtant, se noue entre les gens une complicité que seul peut instaurer un partage du quotidien. Quelques minutes passées côte-côte derrière le zinc tissent entre nous un lien tangible.

Mes clients sont affublés d’une particule. Par ordre d’apparition : la dame du 7 h 54, le chocolat chaud du 9 h 32, le double café du 10 h 31… Il faut du temps pour se faire un prénom. Joëlle vient trois fois par semaine depuis deux ans. Elle arrive toujours chargée d’un tas de paquets et s’assoit au milieu de la salle. C’est son escale avant de retourner dans sa vie, après avoir rendu visite à sa mère. Je sais les jours où il ne faut pas lui parler, les jours où sûrement, s’asseyant sur le rebord du lit, elle a senti la main de sa mère un peu moins dense que la veille. Les autres jours, on parle de la colère et de l’amour, des femmes, du travail, des voyages et puis des campagnes de Russie.

Pour tous, je suis disponible. Mais pour survivre, j’apprends à saisir les interstices. Entre les commandes, la tête baissée, les paumes posées sur le dessus de la machine à café, je regarde l’épais liquide s’éclaircir progressivement. Dos au public, je respire. Je me récupère un peu.

Heureusement, il n’y a pas que les chagrins qui s’accrochent au comptoir. Je connais les amoureux, les sidérés de la première nuit qui trempent leur croissant dans un petit noir, les jeunes papas aux yeux cernés, les retrouvailles de copines.

Il y a les clients à qui on a un accès immédiat et ceux pour qui ça prend du temps, les volubiles et puis les taiseux. Ceux-là, je les appelle mes Petits Princes car il faut les apprivoiser comme le renard. Parmi eux, il y en a un qui m’a chauffé le cœur plus que les autres.

«Un double café. Bien plein. Sans sucre.» Comme d’habitude, il n’avait pas passé la porte que le liquide coulait déjà au travers de la double tête du percolateur. «Un double café, bien plein, sans sucre», avait-il tout de même eu besoin de répéter sur un ton oscillant entre la réprimande et la méfiance. Tout se passe comme si nous risquions de l’enquiquiner avec ce café. Tout se passe comme s’il répétait son mantra, cette phrase qui va le protéger du monde, de son inexactitude, de son hostilité, de son imprévisibilité. Il faut le dire, le bonhomme n’est pas commode. Alors, je me tiens à carreau. Comme le Petit Prince, chaque jour il est revenu et chaque jour j’ai été attentive à ses gestes. Cela se joue à pas grand-chose. Une main gaillarde sur la bouteille d’eau à disposition. Une hésitation à sucrer. Une intonation. Les mots sont moins faciles à doser que le café.

Et puis un jour, je l’ai pris de vitesse, je répète son mantra : «Un double café, bien plein ? Sans sucre ?» Alors, comme une formule magique, j’ai senti le bonhomme se détendre, les épaules descendre d’un niveau. Je crois que l’espace d’une seconde, il s’est senti en sécurité et m’a parlé, juste comme ça, des refuges de montagne.