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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Guillaume Chauvin – Au Tchad, vacances au bord de la guerre

Transit dans le désert, embarqué avec des soldats français, de bases militaires brûlantes en villages hautains, inquiets, indifférents.

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DÉPART.

De gros oiseaux blancs volent à hauteur du hublot de mon vol pour le Tchad. Le hasard m’a installé dans cet avion, et le désert sous nous fait maintenant place à une verdure jeune où ont poussé quelques villages, petites huttes grises parfois rassemblées autour d’une église en béton blanc.

Dans les rues ensablées de N’Djamena, la capitale, des bâtiments bas sont criblés de slogans peints et d’impacts de balles. Des motos par centaines, des petits dromadaires aussi. Partout des Honda ressuscitées et les Nokia qui chauffent. Des Tchadiens jeûnent et dorment sous les arbres à ombre, ou défèquent. Les femmes s’activent. Regards hostiles cernés de noir.

Un peu sonné, je me dirige vers la base française. Le colonel qui m’accueille m’accorde une liberté totale. Mes compagnons du désert seront donc militaires. Petit groupe déjà tatoué du Kosovo, d’Afghanistan et d’ailleurs… Il y a là des idéalistes, des inconscients, des obsédés, des mystiques, des exemplaires, des résignés, des transparents… Caractères qui passeront d’un individu à l’autre, selon les circonstances et les impulsions collectives. Tous sont ici fixés pour quelques mois, à poil dans des piaules, cernés par leurs stocks d’eau tiède en bouteille.

DÉSERT.

L’air a porté notre avion jusqu’à une nouvelle destination. Hors de l’appareil tiède qui vient d’atterrir, ce n’est pas la chaleur du réacteur, mais bien le désert ! Au nord la Libye, à droite le Darfour, en bas Boko Haram. Partout le vide, bouché par un air étouffant, un air de vacances au bord de la guerre… Malgré le vent en rafales et la pluie à 50 degrés, on sue, on sue sans pisse, ça sent la foudre, et l’ennemi reste une hypothèse.

SOIR.

Nous visitons la petite garnison tchadienne dans l’ancien fort de Fada, oasis isolée d’où vient Idriss Deby, président du Tchad. Des remparts centenaires en terre battue non entretenue, mais habités par les premiers soldats africains que je rencontre. Mutation «disciplinaire» m’apprend-t-on. Silences. Chaque tchadien porte sur lui plusieurs armées : un pantalon russe, une veste américaine, des galons français, un béret chinois, ou inversement. Un bordel digne. Seul équipement commun : pieds nus et portable en main. On nous assied sur des bancs d’écoliers. Au tableau noir restent les schémas, courbes d’ondes radio et de roquettes. La nuit continue de tomber sur les carcasses de blindés démembrés. Les casques qui traînent sont toilettes : tortues mortes, kaki dehors, caca dedans. La tempête est passée sans emporter la chaleur. Des lézards ailés planent sous les étoiles et les Tchadiens racontent du doigt sur le sable leurs superstitions, leurs forces spéciales à eux.

NUIT.

C’est la nuit, côté matin. Le frigo tourne toujours dans la tente des officiers, avec ses cocas frais du désert. Les lumières ont disparu, mais les sons de la journée sont restés. Quelques paroles, des pas ensablés, les fumées des cigarettes… comme si les bruits changeaient de couleur. L’infrarouge révèle les sentinelles qui tournent autour de nous dans une parade protectrice. Maintenant, tous dorment sous la tente : vingt souffles gradés sous celui du vent.

AUBE.

J’émerge. Le général décolle en hélico. Le colonel se rase dans un rétro. Des soldats brûlent les déchets dans des trous. Du sol au ciel, du dégradable au plus gradé : une symétrie vertigineuse dans ce coin de désert ! Tous se préparent à rejoindre une inauguration au village : là, des officiels locaux font des discours en français et en tchadien. Nous n’en comprenons aucun. La foule d’enfants pète, vêtus dorés. Les filles sont voilées, les garçons se tiennent par la main. Les femmes sont en retrait derrière l’homme le plus en retrait. Tout cela soulève beaucoup de poussière. Puis un villageois nous rejoint, inquiet. Cela fait peur, un homme qui a peur.

A l’écart du village, cachée par une montagne, nous découvrons la prison de Fada. Les détenus y sont fers aux pieds, et la porte principale est ouverte. La vraie prison est hors de la prison : c’est le désert et ses mirages. On ne cherche pas à rattraper ceux qui s’y échappent. Mais, de temps en temps, un scientifique, une météorite ou un missile viennent s’y coucher et les dunes, mouvantes, rouillent au chaud. Le départ est donné par radio, on s’élève dans les airs et le souffle de l’hélicoptère révèle que nous campions sur un cimetière de mines endormies.

EXERCICE.

On avance. La piste porte nos blindés. Les canons frôlent des cases isolées dans les acacias, d’où sortent en courant des enfants aux sandales portées comme des coudières, pour ne pas les abîmer : des savates partout sauf aux pieds ! Les rares qui nous saluent sont giflés par leur mère. Une fois arrivée, la section tire sur cibles. Pendant que les hommes rafalent, les oiseaux continuent de chanter, plus fort encore, et les balles traçantes filent comme les étoiles du jour. Bouchons dans les oreilles, les armes font moins de bruit que le biscuit en bouche. Son goût se mêle à celui de la fumée, sale et sucrée.

Puis les blindés s’en vont, nous sur leurs toits. Les enfants courent en riant, en mendiant, en insultant. Nous sommes loin, ils sont flous. De retour à la base brûlante, une menthe à l’eau sur un Sardou. Sous la chaleur humide, la piste se trouble et un autre jour s’éteint dans le parfum des femmes pilotes.

CAMP.

Coincés à la ville, au camp, pour une garde nocturne de mirador à mirador, sous un mur de pluie et d’herbes hautes : on patauge, on transpire, on sue, on sait qu’on sue, les mains rouges du sang des moustiques, donc du nôtre. Le couvre-feu ne s’applique pas aux criquets qui crient fort comme des crapauds. Famas au dos, la sentinelle tue le temps armée d’un balai.

DÉPART.

Depuis le cockpit du vol retour, le pilote déporte son C-130 de quelques degrés : un oiseau planant bouche le couloir aérien. Le pilote apprécie chez moi ce que j’aurais pu être sans appareil photo ni carnet, c’est-à-dire lui, c’est-à-dire eux. L’oiseau indifférent est derrière nous. Il a fait se déporter l’énorme gros-porteur militaire. Tous ses passagers, longuement entraînés, coûteusement équipés et entretenus par une chaîne logistique complexe, un oiseau les a déplacés… Le désert sous nous est parti. Une fois posés à Roissy, le commandant nous souhaite à tous un bon retour en famille. Tous rouvrent les yeux, jusqu’à nouvel ordre. Voilà pour moi. Le voyage continue.