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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Antonin Duquesne – Tréfonds de nos âmes

A Berlin, ennui et rêvasseries de bureau d’un expatrié. Et puis, les attentats du 7 janvier à Paris font remonter le mal du pays.

Dessin Charles Berberian

Dessin Charles Berberian

Onze heures et je m’emmerde. Je dois me remettre à bosser. Ça me gonfle tellement.

«Ah, die Karaffe ist leer.» Tout le monde s’en fout. C’est juste histoire de donner un semblant de justification à mes voisins de bureau, même si ça ne dupe personne. Je me lève tranquillement. Je souris intérieurement, douce satisfaction de les baiser, ces Teutons, même juste un peu. Je sais que ça les énerve que je me lève encore pour remplir cette foutue carafe, que je m’empresse de vider ensuite. Et, d’une pierre deux coups, ça me donne l’occasion d’aller chercher à nouveau de l’eau ou d’aller souvent aux toilettes. Je suis satisfait. Et même assez fier du stratagème. Encore douze centimes qu’ils me paieront à rien foutre ces cons-là.

Bref je me lève, pas un regard n’oblique, ça fixe son écran et ça clique.

Dans la cuisine je soupire. «Qu’est-ce que je fous là, putain ?»

La plainte de 11 heures. Quand mon estomac titille. J’avale une poignée de petits biscuits secs. Pas vraiment bon, mais ça colmate. En regardant par la fenêtre, je vide mes poches. Je jette le ticket de métro du matin et un mouchoir. «Ah ouais, le tirage c’est demain.» Regard furtif sur le billet d’Euro-jackpot. Je le range dans la poche arrière de mon jean et j’observe de nouveau la cour intérieure. Elle est grise et livide. Malgré le filet antipigeons qui la couvre, le ciel bleu de janvier me pousse à des rêveries polynésiennes. Tahiti. Les Marquises. Des Vénus bleues et généreuses à la Matisse…

Encore une heure et demie avant le déjeuner. J’avale encore trois, quatre biscuits dégueus et je retourne m’asseoir. Midi trente, enfin !

Je sors un sandwich et deux Sandtaler (sablés). La pause déjeuner. Ce moment béni où je peux mater le replay de Canal + sans complexe. Alors, je prépare le terrain. D’un revers de main, je dégage mon plan de travail, j’enfonce mon casque audio sur ma tête et je me mets à la recherche de la bonne vidéo pour commencer mon repas. Zapping, Pierre-Emmanuel Barré, j’hésite. L’action est millimétrée comme un pré-coït. Savoir se retenir et ne pas s’éparpiller en mouvements inutiles. Se concentrer sur le moment direct à venir. J’ai toujours eu l’impression que toute la suite de mon repas se jouait dans cette minute. Plaisir gâté ou franc succès.

Parce que je vis comme un dingue, je commence par un premier sablé. J’en fous partout, la saveur n’en est que meilleure. Le téléphone de l’agence sonne, je prends la pose du distrait absorbé par son écran.

J’aurais pu paître dehors avec les autres, mais la flemme de parler météo ou de supporter, affable, les longs blancs des conversations contraintes du déjeuner.

Le lancement de la vidéo patine. «Superbe.» Foutu pour foutu j’ouvre une page d’actualité. Vas-y pour Die Frankfurter Allgemeine. A peine le temps de lire les titres, stupeur, je bascule tout de suite sur le Monde. Le silence résonne en moi.

Mon esprit se vide, se liquéfie.

Je ne comprends pas trop, ni ne discerne vraiment distinctement l’information que je viens de lire. Elle est terriblement grave. Attentats à Paris.

L’intensité de son ampleur me souffle, je ferme la page.

Silence. Deux secondes passent. Eveil. Ça pétarade même.

Du marasme comateux de mon cerveau englué surgissent en pagaille émotions, questions, incrédulité, peur, une immense tristesse et une colère qui gronde. Je ne retiens pas mes larmes, j’ouvre frénétiquement des pages Internet. Réseaux sociaux, presse écrite, vidéos, tout ce qui pourrait m’apprendre quelque chose de nouveau. Boulimie d’informations. Hébété et pâle, j’avale tout, sans questions. J’essuie mes yeux pour mieux lire.

Je rafraîchis à la chaîne les pages des journaux en ligne. En une fraction de seconde, je passe mécaniquement d’un fil d’actualité à un autre. Les nouvelles ne changent pas. Le rituel s’installe. Hourra pour l’information en continu ! Je sens monter en moi un jeu pervers de voyeurisme malsain. La peine s’estompe devant ma soif des flashs, des buzzs, pourvu qu’ils me soulèvent le cœur. Le grand frisson, quoi. La quête de l’affreux qui réjouit. Cette honteuse partie de soi qu’on aimerait bien ignorer mais qui est si savoureuse quand elle susurre. Heureuse vermine. Intimité dégueulasse avec soi-même, car le pire, c’est d’en être conscient et de persévérer quand même dans la saloperie.

Mon ventre gargouille. «Il faut bien que je mange…»

Là, je me dégoûte vraiment. Je jette ce dégueulis de nourriture industrielle loin de moi et je rafraîchis la une de Libé.

Une culpabilité soudaine interfère. Je suis si loin. Comme arraché à ma patrie, et tellement indigne avec mes pensées de fils de petit-bourgeois cynique. La flamme, quoi. Celle qu’on fout sous des arches de pierre après avoir dézingué bien salement dix millions de troufions pour rien, et qu’on se met à chialer devant en plus. Manquait plus que ça au tableau. Heimweh. Le putain de mal du pays. Moi qui voulais absolument me barrer, l’aimer de loin la patrie comme on dit, un vent soudain me gonfle le torse. Ça papillonne en dedans. V’là la chienne de fraternité. La même qui nous roule à chaque fois, mais qu’on est trop con, ou trop fleur bleue, pour une bonne fois pour toutes lui faire la peau. Evénement sur Facebook, un grand rassemblement est prévu le soir même, à 19 heures, devant l’ambassade, Pariser Platz, ça ne s’invente pas. J’irai. Je ne sais pas trop pourquoi, vu que je fuis mes compatriotes depuis que je suis à Berlin. Mais j’irai, c’est impérieux. Je me sens soudainement intrus parmi les Germains tout autour. Je me vois gigotant dans ma bulle quand ils sont à leur aise, ruminant le travail qui sera inlassablement fait, aujourd’hui, méthodiquement. Ça m’angoisse. Sont-ils au courant ? J’en sais rien, mais peu importe, il est l’heure, je me casse.

Dans le S-Bahn, j’oscille entre doute et dégoût. Suis-je donc foncièrement immonde ? Même dans un instant pareil, je ne peux ressentir rien de pur, ni de véritable, sans cynisme ni duplicité ?

J’arrive alors sur le lieu de pèlerinage. Et là, soulagé, je ne suis pas seul. Ecrans bleu pâle dans la nuit : tweets, selfies, Instagram. Frères, nous ne faisons qu’un.