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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Agathe Zentelin – C’est pour moi ?

Déambulation vers un rendez-vous amoureux dans la chaleur d’une ville du Sud, avec un bouquet de fleurs dans les bras et ce qui s’en suivra.

Illustration Charles Berberian

Illustration Charles Berberian

J’ai acheté des fleurs pour ce garçon que je connais. Un bouquet de roses. Soudain, alors que je marche en direction du lieu de notre rendez-vous, je réalise mon erreur. Les passants m’observent d’un air soupçonneux, ils se demandent ce que je vais faire avec ces fleurs.

Un vieux monsieur avec un chapeau fait plisser ses rides pour sourire. «C’est pour moi ?» il demande. Dans la chaleur de l’après-midi, il se tient seul sous un réverbère, on peut pas savoir ce qu’il attend. Il a aux coins des yeux des lignes du passé. Dans le regard, une source lumineuse qui chasse des ombres.

Le soleil tape tellement fort que la ville paraît blanche et les grands yeux noirs du vieux monsieur mangent la lumière. Je réponds même pas. Je sais que c’est pas poli, mais à Marseille, si t’es dans la rue, les gens considèrent que c’est pour communiquer, parler avec son prochain.

Moi j’ai pas l’habitude de cette intimité-là. C’est sympa dans l’idée, mais parfois, t’aurais envie d’être seule avec toi-même, pour te concentrer et trouver une solution à ton problème de roses dans la main. Alors je réponds même pas, j’avance et, l’instant d’après, je l’ai déjà oublié.

J’arrive plus à me rappeler ce qui m’a pris, c’était une impulsion soudaine. Elles m’ont fait penser à lui. Maintenant, je me souviens que j’ai pas vu Eliott depuis un mois. Il écoute du hip-hop, il a une moto. Il serait content d’avoir des fleurs, ça doit pas lui arriver souvent, mais maintenant je vois aussi que je vais en dire trop long. Il aura même pas eu le temps de me voir arriver, dans la robe que j’ai choisie, il saura déjà tout.

Je réfléchis. Jeter des belles fleurs, ça se fait pas, et puis non, vraiment, je devrais pouvoir offrir des roses à un homme sans sourciller. Tant pis, il va les recevoir, et il sera bien content !

Le problème, c’est qu’à chaque nouveau pas que je fais, la tête qu’Eliott fera en m’apercevant avec ce cadeau me tracasse. S’il sourit de loin, je les lui donne, sinon, je peux toujours inventer une excuse bidon.

«C’est pour moi ?» il dira, en faisant la même tête soupçonneuse que les passants, et là je dirai : «Mais pas du tout, c’est un cadeau pour ma tante Jacqueline.» S’il se rappelle qu’elle habite pas à Marseille, je suis foutue. Disons ma tante Yvette, celle qui n’existe pas, ce sera plus simple. S’il me demande de lui parler d’Yvette, je lui raconterai des anecdotes en rapport avec la vraie, ma tante Jacqueline. Voilà, ça me paraît bien.

Le problème, c’est qu’à chaque nouveau pas que je fais, la tête que je ferai quand Eliott me questionnera me tracasse. Si j’ai ne serait-ce qu’un instant de doute, il verra tout de suite que je lui mens. Et être attrapée en train de mentir en n’offrant pas des roses, c’est une honte dont j’aimerais bien me passer.

Pendant tout ce temps, j’ai avancé et je suis arrivée en vue de la place des Réformés, voitures, église, passants, fontaine à côté de laquelle devrait se trouver Eliott s’il est bien à l’heure, contrairement à moi. Je plisse les yeux pour le voir avant qu’il ne m’ait vue et me composer une arrivée.

Trop tard ! Son regard croise le mien au moment où j’essaie de dissimuler l’énorme, imposant bouquet de fleurs encombrantes derrière quelque chose, n’importe quoi, ma main, mon dos.

J’analyse rapidement son expression, je trouve qu’il a l’air soupçonneux et étonné. Dans la chaleur de l’après-midi, il se tient seul près de la fontaine. Il a l’air d’attendre quelque chose mais je suis pas sûre que ce soit moi.

Et là je sais pas trop, je fais la seule chose qui me paraît logique, je lui fais signe d’attendre en levant un doigt et je me retourne et je repars vite, vite, vite en sens arrière en souhaitant ne plus jamais avoir besoin de me retourner. A chaque nouveau pas, je réalise le chemin parcouru en arrière. Maintenant, autant continuer à marcher en sens inverse du lieu de mon rendez-vous, je fais semblant de pas entendre mon portable qui s’est mis à sonner d’un ton interrogateur.

De toutes les façons, il me plaît même pas tant que ça, ce garçon. En le revoyant de loin, j’ai eu le temps de me rappeler que j’aimais pas trop son nez. Et puis ce sac à dos Eastpak absurde, franchement, les années 90 sont finies depuis longtemps, plus personne ne porte de sac à dos Eastpak. Il a vraiment trop un look old school d’ancien banlieusard qui écoute du hip-hop.

Pendant que je marche, je me rends compte que je suis revenue au point exact du lieu de ma prise de conscience, à l’intersection de la rue Saint-Fé et de la Canebière. Il y a plein de passants chargés de sacs, des gars avec des shorts jaune fluo et une tignasse orangée crêpée au-dessus de la tête, et il y a aussi le petit vieux de tout à l’heure. En voilà au moins un qui paraît content de me voir.

Tout de suite, je reconnais la source de lumière qui chasse les ombres dans son regard. Les lignes du passé sont toujours là, en partant juste du coin des yeux elles serpentent jusqu’à la commissure de ses lèvres. Ce qu’il attend n’est pas encore arrivé. Il fait plisser ses rides pour me sourire et il me demande encore «C’est pour moi ?»

Il est resté là, à côté du vieux réverbère tout poussiéreux, à attendre dans le soleil qui cogne je sais pas quoi qui devrait bientôt arriver, et bien sûr je me dis que depuis le début les roses étaient pour lui, alors cette fois je souris et je lui dis oui et je lui donne le bouquet de fleurs, à côté d’un vieux réverbère tout poussiéreux sous le soleil qui cogne, dans la chaleur d’une fin d’après-midi.