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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Stéphanie QUÉRITÉ – Inde, Mouvement-é

Dessin de Christophe Merlin pour Libération.

Dessin de Christophe Merlin pour Libération.

SUR LA ROUTE
Les chiffres ont-ils une odeur ? Je baptise le 27 janvier d’une question : «Et si je rentrais en France?» Dans le genre, exaspérée…

… Marre d’être un morceau de chair du vomi touristique que l’Occident dégueule sur les terres indiennes. Dans le genre, écœurée.

Je ne suis ni une routarde ni une touriste. Je me cherche dans un pays qui ne me trouve pas. Marre de rencontrer les backpackers et d’enclencher le même interrogatoire à chaque nouvelle tête plantée là, sur un pic. Décapitée. Tu viens d’où ? Tu vas où ? T’as vu quoi ? T’étais quoi ? D’accord. Au suivant ? Non. J’ai perdu la curiosité des autres. Dans le genre, irritée.

Il y a bien sûr les locaux, les Indiens, les autochtones. Mais la barrière de la langue est encore trop haute pour être enjambée. Alors, on se contente de faire coucou, de faire des grimaces, de faire les singes.

17 heures, l’heure du départ. Nous coupons notre ancrage à Orchhâ pour nous lancer sans attache. A la dérive, à la merci des prédateurs, aquatiques et mystiques, jusqu’à la prochaine île de sûreté. Je baigne dans un sentiment d’insécurité. Pourquoi ? Je n’ai plus de décision. Quarante-cinq minutes de rickshaw jusqu’à Jhansi. Le froid gicle à l’intérieur du véhicule et le soleil couchant asperge la chaleur des au revoir d’un liquide gluant et anesthésiant. Où vais-je comme ça encore ? Jusqu’à quand ces habitudes ? Comment encore les adaptations, adoptions et séparations ? Je suis fatiguée de ce voyage lâche et rebelle.

Et pourtant, je ne cessais de rire, de moi, de nous, d’eux, d’ici, de là-bas, de tout ce que je ne comprenais pas et n’essayais même plus de comprendre. Oui, lâche et rebelle. J’aurais mieux fait de vivre dans les années 60 plutôt que de m’amuser de ma saleté, de ma puanteur, de mes mains poisseuses, de mes ongles recouverts de dal, de mes poils, de notre inconfort, de la poussière qui tousse, de la musique criarde et de la folie hindoue, sans même avoir l’œil qui tourne, les veines piquées, l’esprit enfumé et les drogues alignées. M’extasier de ce qui m’entoure.

L’Inde nous ressemble de plus en plus. C’est comme si je voulais que ce pays reste à son état originel. Voyons, tu sais bien que tout est dynamique, que l’Inde n’est pas une tribu, qu’elle est un Etat, une société chaude, qui carbure, qui carbure, et pollue, se pollue elle-même, de ce qu’elle brûle et de ce qu’elle réchauffe. L’Inde est dans le Progrès. Laissons-lui une chance d’être reconnue, de posséder le nucléaire et d’être un chiffre plutôt qu’un chant.

Jhansi et son énorme car bleu, ses vitres teintées et son toit couvert de bagages. Nos êtres plantés là comme des pics. Décapités. Personne ne prête attention à nous. Il y a Déni et Indifférence, Salace et son sexe, Mesquin et Moqueur, Tu Vas Arrêter De Ronfler et son fils Péteur. Nous sommes bien entourées. «Numbers 15 and 16 ?» Namaskar. Je suis 15, Delphine est 16. Je m’appellerai comme ça cette nuit, d’un simple chiffre sans résonance. Un siège inclinable suffisamment large pour qu’un corps dorme plié sur le côté. Je ne ferai pas de dessin. Je m’emboîte n’importe où. Certitude numéro 11.

Un car. Un car à couchettes. Un cercueil matelassé. Au sol, aux murs, au plafond. Une moquette marron. Quelques veilleuses rouges pour surveiller les exilés. Gloire au transit, gloire à l’exil, gloire aux réfugiés qui ronflent, qui pètent, qui rotent. Les pets indiens n’ont pas la même odeur que les pets européens. Evidence numéro 34. Tout le monde s’entasse. Les sièges s’inclinent. Mes jambes se replient. Il n’y a pas de place pour elles dans ce véhicule à cases et à diagonales.

18 h 30. Le car démarre. Puis s’arrête, puis se remplit, et redémarre, et s’arrête, et se remplit et… il y a les numéros, assis ou allongés, inclinés ou allongés, emboîtés ou allongés, et il y a les bonus. L’allée est recouverte de sac de riz. Les sacs de riz sont recouverts d’hommes assis en tailleur. Et nous avançons.

Mes yeux s’ouvrent, se ferment, s’ouvrent. Je vois des villages sans électricité, des familles autour du feu, des échoppes éclairées à la lampe à huile. Je vois l’obscur, je vois des points, je ne vois rien. Nous traversons un couloir de poussières. Autour, le néant. L’obscure négation de ce qui s’incline face à la nuit. Un tube poussiéreux. La poussière comme seule particule résistante. Un tube lumineux perforant la robe noire de la nuit. Je reste en silence et mes mots tiennent la main muette d’une farandole. Etrange danse, tribale et folklorique, triviale et atavique. Silence chaotique d’un bus qui tangue. Qui chavire ? Ma tête décapitée roule sur la route ensablée.

J’ai loupé la traversée. Rajasthan, nous basculons à gauche. Nuit pleine de cauchemars en forme de camions multicolores ouvrant leurs gueules affamées et crachant leurs pétards sans avertissement. J’ai froid. Le vent s’incruste encore. Je n’ai pas dormi, en réalité, j’ai laissé les kilomètres piquer mon sommeil, gratter mes souvenirs, écorcher mes articulations.

8 h 30, Jaipur. Paraît-il. On nous jette dans un terrain vague. Une odeur de cadavres et d’excréments. Jaipur et ses belles routes, ses grands magasins et son MacDo. Nous nous jetons dans un rickshaw. Nous jetons nos sacs dans une guest-house pleine d’ombres, de pigeons et d’ingratitudes. Ici, la certitude qu’il nous faut déjà repartir. Nous nous rendons à la gare et nous prenons un billet pour le soir même. Tant qu’à faire, autant se taper, une nouvelle nuit, la tête contre le mouvement. 22 h 30, un train pour Udaipur. Demain, le désert et son zéro réconciliateur. Le zéro est il arabe ou indien ? Le zéro est une bulle marginale. Les nombres ont leurs mythes qu’il faut décomposer.

Stéphanie Quérité