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Pauline Kovacic – Istanbul, fantômes de la guerre et démons intérieurs

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SUR LA ROUTE
Après les flots majestueux de musique, l’accalmie du vestiaire. Tito n’a toujours pas réussi à enfiler son manteau, il semblerait qu’une longue route au bout de la nuit nous attende jusqu’à chez lui…

Devant le Babylon, les figures fantomatiques des fêtards me font penser au cachet qui achève de fondre en nous. Il avait la forme d’un petit fantôme de couleur bleu piscine et depuis une heure et demie il nous hante avec un élan de bienveillance que je n’aurai jamais soupçonnée chez un fantôme, même de la taille d’un dé à coudre. J’en aurais presque oublié la salle, pleine à craquer. Nous étions tellement suspendus à la musique qu’il m’avait semblé un court instant me trouver au milieu des statues antiques du musée archéologique de Gülhane, comme si Tito et moi étions les seuls à entendre la musique se répercuter de part en part, les seuls à suer et à boire comme des chevaux au bout d’une folle escapade.

-Il est trop tôt pour disséquer ce concert, nous devrions partir.

Tito m’emboîte le pas. Les trois ans passés à Istanbul me l’ont rendu plus familière qu’à lui, arrivé il y a quelques mois à peine, après que les réfugiés syriens aient été chassé d’Egypte. Il suffisait d’un regard pour comprendre que cet homme avait été brisé. Je m’étais penché sur lui, j’avais pris les débris entre mes mains, et je les transportais avec moi comme un petit trésor fragile. Chaque coupure venait me rappeler que nous, les habitants d’Istanbul, avions reçu, en cette année 2014, un héritage bien plus lourd que le scandale de corruption qui avait ébranlé le gouvernement Erdoğan. Nous avions reçu la guerre : depuis déjà plusieurs mois nous étions côtoyés par cent mille réfugiés syriens charriés dans son sillage.

Après les ruelles enfumées de Pera, la place de Tünel semble s’ouvrir sous une voûte d’étoiles pâles. Nous sommes deux orphelins qui marchons dans Istiklal comme nous nous serions frayé un chemin dans un champs de coton laissé à l’abandon. Istiklal. Deux kilomètres de pavés qui s’étirent de la place de Tünel à celle de Taksim. Nous dépassons le consulat du Danemark… Sa devise sur le fronton du portail m’interpelle plus que les autres jours : «Je maintiendrai.» Maintenir quoi ? Le monde fout le camp… Sous nos pieds, des troncs d’arbres se décomposent. Ils ont amputé Istiklal de ses arbres. Des bribes de conversations me reviennent :

-Autrefois il y avait un arbre tous les dix mètres… maintenant, les chars peuvent passer…

Avant les évènements du parc Gezi, j’ai souvent pensé connaître Istiklal. Maintenant elle a changé, il faut y avoir un peu vécu pour le percevoir. Lorsqu’on laisse traîner son regard, on tombe sur de longues bavures grises qui couvrent des pans de murs entiers à hauteur d’homme. C’est la peinture la plus cheap que le gouvernement ait trouvé pour ensevelir les mots qui crient la liberté. Gris, ce n’est pas très beau, certes, mais c’est couvrant, efficace.

Nous laissons l’Eglise St-Antoine sur notre droite. Comme il est difficile de penser qu’au même endroit le bruit de mes talons ait pu se répercuter à l’infini sur les pavés d’Istiklal ! Ce soir là les sirènes bleus et rouges du char qui nous mettait en fuite donnaient à l’avenue les allures d’une fête qui aurait mal tournée.

Etait-il possible qu’Istiklal soit déjà finie ? Devant nous, la place de Taksim, presque assoupie…

Tito m’entraîna au pied de la statue de la République, on s’assit sur le socle composé de milliers de galet polis en attendant qu’un marchand de thé ambulant s’arrête. Peut-être Tito essayait-il de démêler ses propres souvenirs de marches nocturnes à Tripoli ou au Caire où l’avait poussé l’exil… Je lui fut gré de ne rien dire, de laisser sa place à la nuit dont la lueur nous parvenait faiblement comme la couleur lactée de la lune dans un jardin, très tard. J’en restai muette de reconnaissance durant plusieurs secondes qui furent englouties par la nuit bleue profonde, et se perdirent entre Tito et moi. L’obscurité de la place engloutissait les beaux traits de Tito… c’était un peu comme si sa beauté avait fondu dans la nuit et l’entourait de toute part… J’en étais à ça de mes réflexions quand elle apparut. Elle porte une jupe noire, de longs cheveux bruns et sales retombent sur ses joues, mais pas suffisamment pour couvrir ses yeux immenses où la peur s’est logée. Elle nous toise, immobile, comme un oiseau de malheur avant… Avant quoi ? Avant l’annonce de la guerre peut-être… Ou après. Pourtant, alors même que nous sommes assis, elle ne nous dépasse pas. Sans le savoir, elle vient de planter dans nos pensées des relents de tristesse trop familiers dont nous avions cru pouvoir nous débarrasser dans les embrasements de sons vertigineux qui s’éloignent. Comme nous ne bougeons toujours pas, elle se penche vers nous en nous tendant son poignet maigrelet :

-Money, money please

Je peux reconnaître l’accent de l’enfant : le même que celui de l’homme qui se tient à côté de moi. Tito fait mine de l’ignorer quelques secondes, puis comme la petite insiste, il lève les yeux. Son regard est décillé. Il se met à lui parler en arabe, si bien qu’elle se met à tourner autour de nous, certaine d’obtenir quelque chose d’un frère. Tito se lève, il retrouve sa marche allongée. Il se dirige droit vers une carriole tenue par un petit garçon qui veille seul sur des restes de riz pilaf tiède entremêlés de bouts de poulets effilochés. Lorsque la petite comprend qu’en guise d’argent elle n’aura que du riz elle se met à crier et à taper du poing en direction de Tito, avant de reposer la barquette que je lui ai tendue, et de s’enfuir en courant.

Je me penche vers le petit garçon.

-Quand elle reviendra tu lui donneras le riz, d’accord, même si elle revient tard c’est sa barquette.

Il me sourit et nous nous éloignons, mais une fois arrivés au bout de la place je ne peux m’empêcher de me retourner. Les deux enfants nous regardent, derrière les nuées de pigeons. Dans la main de la fillette, la barquette de riz. Elle vient d’enfourner la cuillère en plastique dans sa bouche jusqu’à la pointe.

Pauline Kovacic