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Léonore Stangherlin – Kandylakia, la mémoire au bord du chemin

Kandylakia, la mémoire au bord du chemin

Kandylakia, la mémoire au bord du chemin

SUR LA ROUTE
Quatre pieds de fer, ridiculement fins pour le poids de la mémoire, supportent une petite boîte ornée de vitraux. Au sommet, bien droite face à la route, une croix orthodoxe…

Parfois, alentours, un bouquet de fleur, un paquet de cigarette ou une petite bouteille d’ouzo, laissés là comme dans les temps anciens on laissait des bougies dans les autels païens pour que le voyageur nocturne se repose et réfléchisse dans la lumière avant de reprendre son périple. Croiser un kandylaki sur une route grecque, c’est surprendre la Mort, la Mémoire et la Foi en pleine conversation au bord du chemin. La Survie passe aussi, de temps en temps, saluer les voyageurs, mais c’est plus rare. Étranges rencontres que ces constructions qui ponctuent les routes, fascinent et invitent a la réflexion.

Ils ont toutes les couleurs possibles, du blanc le plus humble au bleu sombre en passant bien sûr par la couleur rouille de l’oubli. Certains, assez rares, sont récents. Non pas que l’on meure moins sur les routes que jadis, mais les temps ont changé, la mentalité avec. Beaucoup des kandylakia sont anciens, parfois aussi vieux que la route elle-même. Il faut dire qu’il y en a beaucoup, en Grèce, de ces routes assassines sur lesquelles la moindre seconde d’inattention vous envoie valser dans un précipice d’écume et où les kandylakia se succèdent, invariablement, pour que les vivants se souviennent des disparus du volant.

Mais on croise aussi de ces maisonnettes chargées d’esprits le long de routes de campagne qui ondulent paresseusement sur un terrain vallonné. Caprice des Parques, malchance? Dans mes déambulations grecques, je rencontre un jour trois hommes, assis sur un banc à coté d’une de ces pauvres petites maisonnettes de fer. Tout d’un coup, la fixant, l’un s’écrie: «Quelle drôle d’idée que de mourir ici». Les visages de parchemin se craquellent en un sourire, la blague est osée, mais bon, si on ne peut plus rire de la mort, autant s’en aller ce soir…

Tout à coup, tous se taisent. Une vieille femme, habillée d’un noir de deuil qui semble s’être incrusté en elle avec les années, approche en chantonnant une de ces chansons grecques qui déchirent l’âme même si on n’y comprend rien. En Grèce, tout commence, tout finit avec une chanson. Sur le petit visage infiniment ridé de la vieille, seuls les yeux, à peine visibles, expriment une tristesse émoussée mais toujours présente. Le blagueur s’allume une cigarette pour se donner contenance, les deux autres saluent, sortent leur comboloï, collier de grosses perles qu’ils se mettent à égrener comme un chapelet et s’empressent de retomber dans leurs pensées.

La vieille répond distraitement, «Ya sas». Elle s’arrête devant le mémorial, murmure une prière en ouvrant le kandylaki. La pénombre qui règne a l’intérieur contraste avec le violent soleil qui brûle même au printemps le Peloponèse. La boîte est encombrée: une bougie a huile dont la mèche, consumée, a cessé de brûler, une bouteille poisseuse, des allumettes, deux icônes dont l’or brille faiblement et un petit sac. Les doigts brunis par la terre travaillée s’en emparent, en sortent une mèche neuve, la plonge dans la bougie, les yeux vérifient le niveau d’huile, les mains dévissent le bouchon de la petite bouteille et en ajoutent un peu au récipient qui contient la mèche. Des ongles brunis font flamber une allumette et la mèche s’embrase. Tout un rituel de mémoire.

La bouche craquelée de la vieille sourit, remercie le saint de chaque icône. Tout d’abord celui du nom de sa fille, Maria, fauchée par un camion a bestiaux il y a des années alors qu’elle traversait la route pour rentrer chez elle. Le second saint est celui du protecteur du village. La vieille lui demande de faire attention à son petit monde: elle a supporté la page blanche laissée par la mort de sa fille, mais ne pourrait soutenir une nouvelle perte. Puis elle referme lentement la porte de la petite boîte et s’en va en chantant d’un voix grêle. Le blagueur écrase sa cigarette et part lui aussi. Les deux autres demeurent. Le second demande : «Que deviendra le kandylaki lorsque la vieille Elenitsa, passera l’arme à gauche?». «Il se couvrira de rouille et sera oublié, mais il y aura sûrement toujours quelqu’un pour allumer la bougie de temps en temps», répond le troisième. Je repars.

Tout un peuple se cache dans ces petites boites sombres chargées d’icônes, dans ces bougies à l’huile que des étrangers allument quand les proches ne sont plus. Le peuple grec et sa foi, qui s’étiole peut-être mais dont les coutumes demeurent. Et puis l’omniprésence calme, douce, naturelle de la mort sur les routes et ailleurs, qui libère en faisant songer à tout ce qu’il reste encore à vivre et à l’assurance de ne pas être trop vite oubliés à son départ.

Les kandylakia n’honorent, d’ailleurs, pas uniquement la mort. Ils remercient aussi de la vie épargnée. Quelques temps après avoir rencontré la vieille et les trois autres, je fais de l’auto-stop sur une route de montagne qui a l’air elle-même indécise sur sa destination tant les virages sont violents. Je désespère d’arriver un jour au village lorsque j’entends quelqu’un chantonner derrière moi. Une voiture s’arrête. C’est une Subaru blanche qui semble avoir fait toutes les guerres. Pare-brise défoncé, carrosserie rayée de toutes parts et les vitres des portière qui ne sont plus qu’un vague souvenir que nous rappellent des morceaux de plastique faisant guise de fenêtres. La voiture repart et je demande au conducteur qu’est-ce qui a bien pu la mettre dans un état pareil. «Vous allez voir», semble-t-il me répondre d’un signe, trop concentré sur la route pour pouvoir parler.

Et voilà qu’il s’arrête au beau milieu d’un virage. Un tournant comme les autres, un peu plus serré peut-être. «C’est fini, me dis-je, le moteur a lâché». Mais lui sort, tranquillement et me montre quelque chose par terre. Je regarde. Le bitume garde ici les trace du freinage d’urgence d’une voiture descendant vers la vallée, se rabattant du côté de la falaise. Là, d’autres traces qui se terminent dans le vide. Quelques mètres plus loin, un kandylaki flambant neuf. Je frisonne en regardant le précipice. Quelqu’un a du mourir récemment ici. Devinant mes pensées, l’homme fait «non» de la tête, et, de sa main que zèbrent de fraîches cicatrices, il désigne les traces partant vers le précipice, la voiture puis lui-même. C’est donc lui qui l’a eu, l’accident? je demande. Cette fois-ci, un grand «oui».

L’homme se met alors a chanter face a son propre kandylaki, comme seul ceux qui ont échappé a Charon peuvent chanter pour remercier le Dieu, les dieux ou qui sais-je encore. Dans la vallée, les échos répondent. Les portières claquent, nous repartons. En Grèce, tout commence, tout fini avec une chanson.

Léonore Stangherlin