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Léa Charron – Au bout de la N 118

Au bout de la N 118 (DR)

Au bout de la N 118 (DR)

Sur la N 118, un panonceau blanc, une sortie, une direction : centre universitaire d’Orsay, Paris XI. Cette route, je la prends tous les dimanches, elle mène à toi… Par la lauréate du concours «Libération»-Apaj 2014, catégorie textes.

Aussi déserte que la 66, elle tangue sous une épaisse forêt de chênes. Rond-point, réflexe : clignotant. Toujours personne. La faculté des sciences flotte seule, dans la verdure de mars. Elle croise parfois quelques couples ennuyants, main dans la main sur un sentier. Plus haut, sur le plateau de Saclay, des étangs. Ceux-là même qui, paraît-il, ont approvisionné un temps le bassin de Latone, cher au Roi Soleil. Voilà le carrefour. Voilà le parking. Voilà ton chez toi, plutôt ta geôle, cette maison de retraite qui te retient prisonnière. Tu es l’oiseau en cage qui savoure les piaillements plaisants de ceux qui t’observent.

Certes, ce n’est pas la forêt de Fontainebleau. Ce ne sont pas non plus les «Sept-Iles» de Perros-Guirec, où se cachent les macareux moines, les fous de Bassan et les puffins des Anglais. Te souviens-tu de là-bas ? Le sentier des douaniers qui mène au phare de Ploumanac’h, la côte de granit, perdue dans le bleu, qui tire entre le brun et le rose ? Tout comme ton visage fatigué, tout comme tes prunelles. Les crêpes au beurre salé, la pêche aux crabes, la vase sur les mollets… Là-bas, j’y ai grandi. Là-bas.

Depuis quand n’as-tu pas vu la mer ? A quel âge as-tu attrapé ton dernier coup de soleil ? Un jour, je t’emmènerai déguster des belons. Deauville, Saint-Malo, Arcachon. Qu’importe la cité, pourvu qu’elle soit iodée. Dans ce grand fracas de vagues et de questions, je donne un coup d’essuie-glace. C’est l’heure. L’heure de la sieste, sûrement, mais toi, tu ne dors pas, tu somnoles. Assise dans ton fauteuil, au premier étage, devant ta chambre. Tes petites mains pliées sur les genoux. La tête penchée en avant.

Il suffit que tu me voies pour que tu te redresses d’un bond, avec un sourire noué jusque derrière ta nuque. Tu demandes : «Quoi de neuf ?» C’est ta question préférée. J’hésite toujours à répondre «que du vieux». Tu as 89 ans, tout de même. Alors, je raconte : «La routine.» Est-elle plus ou moins triste que la tienne ? Tu es une solitaire. Pourquoi tu ne sors pas de ta chambre ? «Je vais quand même pas aller chanter le Temps des cerises à la chorale ! Tu les as vus, les grabataires ?» Tu froisses ta bouche. «Mais je suis allée me faire coiffer.» Tu insistes même, en passant ta main dans tes mèches blanches. Oui, tu es mieux là. Dans tes steppes. Tes tableaux. Tes photos.

«Raconte-moi tes vacances !?» Cette question-là aussi, tu l’aimes bien. Ça fait des milliers d’histoires. Au Canada, en route vers Clear Lake. Budapest, on a pédalé le long du Danube. Pérou, j’ai grimpé dans les Andes jusqu’au Machu Picchu. Australie, 6 000 kilomètres dans la poussière du bush. Balkans, tu n’as pas vraiment tout compris : «Qu’est-ce qu’il y a à voir là-bas ? Et puis le stop, c’est dangereux.» Tu as fait des cauchemars. Bangkok, l’effervescence ! Si tu voyais ça, l’embouteillage qui prend toute la ville, voitures, tuk-tuk, scooters, coincés entre les marchés grouillants et les temples ! A Sumatra, j’ai vu des orangs-outans, oui, oui. Un trek dans la jungle, oui, oui, il y avait des serpents. Où j’ai dormi ? Dans une tente, pardi ! Mais des vacances, ça s’épuise. Bientôt, je n’aurai plus d’histoires. Tu me répètes : «Voyage, profite. Un jour, tu ne pourras plus. Tu seras trop vieille.» Mais qu’est-ce que c’est, être vieux ?

Je t’emmène dans le jardin, moi, sur le banc, toi, toujours dans ton fauteuil. Tu avais peur d’avoir froid mais tu retires finalement ta veste, la bleu marine avec des ancres. Les bourgeons émergent sur des branches encore frêles et les jonquilles reviennent, se lancent à la conquête de l’émeraude. Quelques arbres sont amarrés çà et là. De leurs cimes tordues et grandissantes, ils supportent un ciel violacé de pesanteur. Quatre pies se baignent dans le soleil. Une vraie gouache découpée de Matisse.

Ça te fait sourire, toi qui n’es pas sortie depuis cinq mois. Mais tu n’aimes pas les pies. «C’est moche, le noir, le blanc.» Je te demande, mamie, «quand est-ce qu’on devient adulte ?» et tu lèves les yeux au ciel. «On ne devient jamais adulte.» Tes mots ont déferlé comme un raz-de-marée sur les os de ma tête, se sont échoués dans l’eau de mes yeux.

«Quand tu regardes le passé, que tu retournes cinq années en arrière, tu as l’impression d’avoir été si petite, vrai ? Et d’avoir mûri depuis. Tu auras cette sensation toute ta vie ! On ne cesse jamais de grandir.» Ton rire fait écho et rebondit sur la toile de Matisse. Grandir. Est-ce si difficile ? Nous, la génération Y, nous avons ce problème. «La génération quoi ? C’est qui, ce Y ?» Moi aussi, j’aurai préféré le Z de Zola. Lui savait si bien raconter le monde qui avance, le monde qui change, le monde qui grandit, même à travers la misère. Tu dis : «J’ai l’impression d’être née hier. Ça passe tellement vite une vie. Je n’ai pas eu le temps de tout faire.»

Tu n’as jamais pris l’avion. Pourtant tu as parcouru la France. De la Bretagne aux Alpes. La Suisse aussi, jamais plus loin. Et maintenant, tu irais où si tu pouvais ? «Là-haut.» Tu ris. J’ai eu peur. Tu désignes le couloir, au premier étage. «Emmène-moi faire quelques pas. Je peux me lever maintenant, tu sais.» Créature à trois pattes, tes jambes ne flageolent pas. Tu tiens ta canne mais ton autre main s’enchaîne à la mienne et tu t’agrippes. «Tu me lâches pas, hein !» Qui apprend à l’autre maintenant, qui veille sur l’autre ? Un aller-retour, sans vaciller. Dans ce couloir si triste. Ta pugnacité jusqu’à l’infini. Tu fanfaronnes : «Il n’y a pas de petit voyage.» Bientôt, l’heure du dîner, l’heure de m’envoler.

Je tangue dans une épaisse forêt de chênes. La nuit, deux phares allumés dans une mer de verdure. Rond-point, réflexe : clignotant. Il n’y a personne. Bretelle, N 118, direction : Paris. Cette route, je la prendrai tous les dimanches. Elle vaut toutes les 66 du monde : elle mène à toi.