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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Hélène Ferrarini – Elle arrive

Elle arrive (DR)

Elle arrive (DR)

SUR LA ROUTE
Second prix du concours «Libération»-Apaj 2014, catégorie textes. Un reportage au Sikkim, dans l’Himalaya indien.

C’est elle, ça y est ? Elle arrive. Cela fait quatre ans qu’elle n’arrête pas d’arriver depuis le fond de la vallée. Et à défaut d’arriver à grands pas, elle arrive à grands bruits.

La moitié du village de Subanedaara l’observe. Des écolières en uniforme bleu marine raccommodés, de jeunes hommes, casquettes vissées sur le crâne, des vieux, aussi, les pieds bien campés dans la pente. Ils se sont arrêtés à flanc de montagne, se tiennent bras dessus bras dessous comme on irait au bal.

Vue en contre-plongée sur un désordre de feuillages, de terre et de pierres. Bruits mécaniques, ronronnement de moteur. Ils sont venus voir la route. Ou plutôt son incarnation. La silhouette d’un insecte géant à la mandibule tentaculaire, aux mouvements trop saccadés… C’est sous les traits d’une tractopelle Tata Hitachi que la route se présente à ce public de montagnards dépareillé. Dans cet océan vert, les yeux ne peuvent qu’être attirés par la peinture orange vif de l’engin. A l’horizon, des collines qui succèdent aux collines qui succèdent aux collines… Après la tractopelle, le vide. Dans ces contreforts himalayens, le dénivelé est vertigineux et les collines tutoient déjà les nuages. A la mousson, les nuages qui se sont chargés d’eau dans le golfe du Bengale s’écrasent lourdement sur ces premières hauteurs du Nord-Est de l’Inde.

La tractopelle révèle une terre grasse et glaise, une terre meuble qu’elle étale, presque avec délicatesse. Derrière l’engin, un ruban de terre fraîchement retournée témoigne de l’avancée de la route. Le sol se laisse faire. Sous l’action de la pelle, les mottes s’aplatissent. La surface s’uniformise. C’est à peine si les pierres opposent plus de résistance. L’engin relève son bras unique et secoue la pelle de haut en bas. Le rire des écolières atténue le grincement de la mécanique. Le salut maladroit d’un monstre d’acier à son public venu contempler le grand œuvre.

De son membre atrophié, elle déchire la montagne. Déracine les arbres. Arrache les souches. Ses chenilles piétinent le reste. La route qui reliera un jour, bientôt, le village à flanc de montagne de Subanedaara à la vallée naît dans la destruction. La percée est sûrement l’étape la plus violente. S’aventurant près du monstre, des hommes arrachent les pieds de cardamome. Vite… il est encore temps de récupérer ce qui peut l’être avant le passage de la machine. Ces grandes herbes sont réunies plus loin en bouquet. Elles seront replantées ailleurs, là où la route ne passera pas. L’or vert du Sikkim est pourtant bien desséché, la maladie frappe aussi ici. Depuis son introduction du Népal voisin, l’herbe à épice poussait presque toute seule sur la terre grasse des versants sikkimais. Mais elle ne veut plus, comme si elle avait fait son temps. Elle se fripe, se brunit, s’assèche. Des scientifiques ont même été délégués sur les pentes glissantes, dans les sous-bois humides, pour ausculter l’herbacée. Pourtant les hommes ne veulent pas abandonner les pieds maladifs aux griffes du bulldozer. Peut-être repartiront-ils pour quelques graines encore. Le feuillage tendre est aussi coupé, mis de côté, sauvé de l’apocalypse mécanisée. Ce sera toujours ça que l’on n’aura pas à aller chercher ce soir pour le bétail. Machettes à la main, les hommes ouvrent le champ d’honneur à l’insecte gigantesque, récupérant ce qui peut l’être avant que la bête n’engouffre le reste.

Quatre ans que les villageois la voient venir, cette route ; quatre ans qu’ils l’attendent, la craignent aussi un peu. Elle se rapproche à petits pas, inexorablement, elle n’a jamais été aussi proche. Peut-être, les instituteurs tireront-ils moins la langue d’être nommés à l’école du village… y seront-ils moins absents ? La petite épicerie sera-t-elle mieux achalandée ? Le remonte-charge va rouiller, c’est sûr. Les contrebandiers bhoutanais qui dévalent la pente à toute vitesse avec leur troupeau, sans jeter un œil au bulldozer, continueront-ils à faire passer en douce leurs bœufs au Sikkim indien ? Un médecin viendra-t-il parfois à Subanedaara ?

Les flancs de la colline, eux, mettront du temps à cicatriser. On les voit, les sœurs de la route, veiner les pentes voisines. Sous elles, le flanc des montagnes n’est plus qu’un informe éboulement de gravats. Après la saison des pluies, quand les collines chancellent sous le poids de l’eau qui gorge la terre, leurs flancs fatigués glissent et s’affaissent.

Sur le minuscule chemin de terre qui surplombe la tractopelle au travail, les spectateurs dominent toute la vallée. Dans l’ombre de la gorge, serpente la petite route aînée. De ce promontoire, on se sent plus proche de la pente d’en face que du fond de la vallée. Combien de temps ce minuscule fil de terre survivra-t-il à l’assaut de la végétation une fois la route terminée ?

A Gangtok, la capitale sikkimaise, on raconte le fiasco d’un étranger, un Anglais dit-on. Venu en pèlerinage familial au Sikkim, il voulait mettre les pieds dans ceux de son aïeul qui avait parcouru la région au début du siècle dernier. Il eut beau lire et relire les indications du vieux carnet de route, il n’a pas retrouvé les sentiers. Les chemins de crête tant prisés des anciens ont disparu. Les routes ne craignent pas de jouer aux montagnes russes, elles montent, descendent, remontent, redescendent. Les villages les plus isolés sont désormais ceux les plus en hauteur. Ceux où la route n’est pas encore arrivée. Mais à Subanedaara, l’isolement recule à mesure que la route arrive.

Ce sera bientôt le temps des pionniers. Les pionniers de la route. La première moto qui réussira à en escalader les bosses de terre. La première jeep à arriver au village. Ses premiers passagers. Le premier tué. Le premier sauvé aussi. Des pionniers vite oubliés sous les trajets réguliers. Un jeune homme prendra le volant de la jeep quotidienne qui desservira Subanedaara. Il sera fier, se vantera de connaître tous les pièges de la route et rêvera d’elle parfois, comme jadis les caravaniers qui reliaient les villages au reste du monde. Les mères lui confieront des plats pour leurs enfants partis à la ville. Les vieux, des poules à déposer en chemin à un cousin qui attendra au kilomètre 43, souvenir d’une vieille dette, enfin acquittée. Puis, viendra le temps des derniers. Les derniers à se souvenir de la vie avant, avant qu’elle n’arrive, quand elle était encore «la» route et pas encore une évidence.

Hélène FERRARINI