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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Emilie Ansciaux – A quai

A quai ( Comrade Foot / Flickr)

A quai ( Comrade Foot / Flickr)

SUR LA ROUTE
J’étais partie pour le bout du monde, pour tout lâcher. L’abandonner derrière moi sans me retourner. J’ai versé une larme seule dans le noir pour que personne ne sache à quel point c’était dur, puis j’ai pris mon sac et suis partie…

J’arrive à la gare. Départ pour l’inconnu à 20h37. L’horloge murale du hall indique 19h12 alors je déambule entre les quais. Il y a une librairie et un café devant les départs internationaux. J’opte pour le café, commande un latte et m’assoie à la seule table encore libre. J’ai le nez plongé dans mon gobelet en carton, les épaules relevées pour me protéger du froid. La nuit est tombée dehors et les portes du hall sont ouvertes, il fait glacial. Je sors mon cahier et bois une gorgée de café en jetant un oeil vers l’horloge: 19h17. Le temps ne passe pas.

Est-ce qu’il s’écoule plus vite à la maison que j’ai laissée derrière moi ? Se demande-t-il où je suis en ce moment ? Je suis bientôt censée rentrer de mon cours. Il commencera alors à s’inquiéter, à m’appeler. Mon portable est coupé. Il me laissera des messages, que je n’aurai pas le courage d’écouter.

Je pose les premiers mots sur le papier et commence une lettre, qu’évidemment je lui dédie. Après tout, nous avons passé presque dix ans ensemble, il est celui qui me connait le mieux, celui qui mérite de savoir. Pourtant, il ne la lira jamais. Je commence par des excuses. Mes yeux sont humides. Je pose mon stylo et bois une gorgée de café. Il est tiède. Coup d’oeil à l’horloge : 19h41.

Je jette un bref regard alentour. Certains de mes voisins se sont levés pour prendre leur train, d’autres les ont remplacés. L’homme à côté de moi boit un café et picore un morceau de tarte aux pommes. Je me replonge dans mon cahier. Les mots coulent tout seul, sans doute parce que je sais au fond de moi qu’il ne les lira pas. Pas de pression. Ces mots ne sont pas pour lui, ils sont pour moi. J’ai toujours aimé cette image de l’écrivain seul avec ses mots, dans un lieu de passage, froid et anonyme. Quoi de mieux qu’une gare ?

J’ai fini de m’excuser, à présent j’accuse. Car oui, si je pars, c’est à cause de moi, mais pas seulement, pas vraiment. Mais est-ce honnête ? Est-ce juste ? Alors je reprends mes excuses, parce que ce sont les deux choses que je fais le mieux, m’excuser et fuir. Nouvelle gorgée de café. Il est froid. Je grimace et termine mon gobelet. Le serveur s’approche de ma table et me débarrasse, me sourit et me fait remarquer, un doigt pointé sur mon cahier « Beaucoup de travail ! » Je réponds un « oui » faussement enjoué tout en baissant la tête pour lui signifier que je n’ai pas terminé. Il s’éloigne.

20h13. L’horloge a fait un bond dans le temps. Mon quai se situe une dizaine de mètres plus loin. Je n’ai plus envie d’écrire pourtant je me force. Je l’imagine, se tenant devant moi, les yeux remplis d’inquiétude, d’accusations. Il faut que je lui dise, tant que les sensations sont fraîches, les décisions fermes. Il sait déjà tout ce qu’il doit savoir, mes fautes et mes erreurs. Devrais-je y revenir ? M’excuser une fois encore ? Une voix tout à coup, à ma gauche. Une partie de moi sait qu’elle m’est adressée, mais je n’ai pas envie d’engager la conversation. Je me tourne pourtant vers la gauche pour y découvrir un homme. La quarantaine, mal rasé, un pull troué et sale, des cheveux pas coiffés. Des ongles sales et un sac de randonnée élimé, d’où part une corde attachée à l’autre extrémité au collier d’un chien, un bâtard.

Je me rends compte que je n’ai toujours pas répondu à sa question. Mais quelle était-elle ? Tout ce que je trouve à lui dire, c’est « pardon ? » Ce à quoi il répond « Justement, je vous faisais remarquer que vous vous excusiez beaucoup. » Un doute. Il a lu ma lettre par dessus mon épaule. Quel manque de politesse ! Malgré mon agacement, parce que je n’ose pas m’énerver et préfère prendre sur moi, je lui réponds simplement « oui » en souriant. Je me tourne, mais il insiste. Ma réponse semble le déranger, un comble ! « Pourquoi vous excuser ? » Je ne veux pas lui répondre, j’ai juste envie de me lever, prendre mon gobelet – flûte, le serveur l’a repris – et le lui jeter à la figure. L’insulter puis prendre mon sac et m’en aller. Suis-je trop craintive, ou totalement maître de ma colère ? Quoi qu’il en soit, je lui dis simplement que c’est une histoire personnelle. Il hoche la tête, sourit, caresse son chien d’une main.

Soulagée, je relis ma dernière phrase pour essayer de reprendre le fil de mes idées. J’ai envie de lui raconter que je suis tombée sur un homme tout à fait indiscret. Mais il me faut pour cela changer de place, car il continue à lire par dessus ma main, je le sens. Je lève les yeux sur lui et il me sourit. Alors je lui souris aussi. Après tout, est-ce si grave s’il s’est permis de lire une lettre que le destinataire ne recevra jamais ? Je suis prête à me présenter et à engager la conversation lorsqu’il se lève, balance son sac sur son épaule et s’éloigne, me faisant un petit signe de la main. Qui était-il ? Un instant je suis tentée de me lever et de le rattraper, mais pour lui dire quoi ? Que j’ai envie de le connaître ? Et après ? Il est 20h25, dans une dizaine de minutes je vais prendre mon train et partir loin, à quoi bon ?

Je reprends ma lettre et raconte cette brève rencontre avec cet homme dans ce hall de gare. 20h35, le train a été annoncé. Je me lève, range mon stylo et mon cahier au fond de mon sac, m’avance sur les quais. Le serveur me sourit puis reporte son attention sur une cliente qui passe commande. Deux rencontres uniques et insignifiantes. Je serre mon sac, sens le bord du cahier à travers le tissu. Il ne recevra jamais mes excuses. Ou peut-être que si. Je peux encore faire demi-tour, rentrer pour reconstruire, pour essayer. Les portes du train s’ouvrent. J’attrape la main courante et pose mon pied sur la marche. Mon sac me pèse. 20h36. Je ferme les yeux, attends un signe. 20h37, le train démarre, emportant mes peurs et mes regrets alors que je reste sur le quai.

Emilie Ansciaux