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Cerise SUDRY – Sarajevo, le mal de l’altitude

Sarajevo, le mal de l’altitude

Sarajevo, le mal de l’altitude


SUR LA ROUTE
L’air est toujours plus frais sur les collines. À nos pieds, Sarajevo semble assommée par la chaleur de ce mois de juillet. Mais ici, perchés sur les hauteurs de la ville, alternant entre canettes de Sarajevsko et verres de rakia, la moiteur estivale paraît loin…

Depuis bientôt deux heures, nous sommes les uniques clients de cette auberge minuscule. Haris et Mernès, nos hôtes, prennent leur rôle très à coeur et se font un devoir de vider les verres avant même que nous ayons entamé notre première gorgée. L’obscurité avance, mais personne ne se demande encore comment redescendre. Mernes, déclame des poèmes qu’il improvise devant nous. Haris chantonne. Avec son crâne rasé et ses airs de hooligan, difficile d’imaginer qu’il puisse avoir une voix aussi douce.

Un peu plus bas, un match de foot vient de commencer. S’il faut plisser des yeux pour distinguer le stade, les chants des supporters parviennent distinctement jusqu’à nous. Haris désigne le bâtiment du menton. «Le FK Sarajevo, grogne-t-il. Les ennemis». Il soulève la manche de son T-shirt pour dévoiler un énorme tatouage sur le haut de son épaule: «Zeljeznicar. C’est lui le vrai club de Sarajevo!» Mernes acquiesce et décapsule une nouvelle bouteille. Mais Haris ne se retourne pas. Il regarde fixement ce stade, qui paraît si lointain. Lentement, ses membres prennent la forme d’un fusil. Dans la lumière rasante de cette fin de journée, son ombre, immense, se découpe sur la colline. Il ajuste l’arme invisible sur son épaule, caresse la crosse. Il ferme un oeil et sort la langue pour mieux viser. « Pshiii. Pshiii ». Droit sur la ville. Nos yeux suivent la trajectoire de sa balle imaginaire. « This was a grrreat place here you know, susurre-t-il avec son accent roulant. A grreat place for sniperrrs. They shoot e-ve-rrry-one they saw frrrom this hill (1) ». À côté, Mernes hausse les épaules. La rumeur du stade reprend. Plus forte. «Impossible qu’ils aient marqué, marmonne Haris, qui se retourne soudainement vers nous. Ils sont trop nuls.»

Il y en a cinq. Cinq collines qui encerclent Sarajevo. De là-haut, la vue est époustouflante. Mais avant de devenir un lieu de rendez-vous pour la jeunesse bosniaque, Trebevic, Mojmilo ou Skakavac avaient plutôt une odeur de poudre. C’est là que l’armée serbe s’est basée pendant six ans pour cerner la ville. Encore aujourd’hui, il est déconseillé de trop s’écarter des sentiers balisés : le terrain pourrait être miné. Après le siège, on dit que les enfants étaient à ce point habitués aux bruits des tirs qu’ils demandaient sans cesse pourquoi les balles ne sifflaient plus. Depuis, ces enfants sont devenus des Haris, des Mernes. Des jeunes à peine trentenaires, qui bien qu’ils passent leur temps à dire qu’ils vont bientôt partir, n’ont toujours pas quitté la ville. Ils ne parlent de «ça» qu’à mots couverts, feutrés, avec des allusions vagues. Ils excellent dans l’art du sous-entendu. Ça permet de ne pas avoir à prononcer les mots de cette histoire qu’ils connaissent trop bien. «Tanks». «Obus». «Soldats»… «Snipers». Les cicatrices ne se racontent pas. Elles surgissent, inattendues, un soir de juillet, en haut d’une colline.

C’est finalement la sonnerie du téléphone qui nous a contraint à redescendre. Amar, le troisième larron du groupe, est resté en bas, à la terrasse d’un café. Lui n’a pas vécu la guerre. Ses parents ont obtenu le statut de réfugiés en Norvège. Il ne s’est pas, comme ses deux amis, réveillé chaque matin avec l’explosion d’un obus. Mais la culpabilité dévore ce garçon élégant, aux yeux noirs et aux boucles brunes. «À l’école, tout le monde me traitait de trouillard parce que je n’étais pas là pendant le siège». Il travaille désormais pour l’Union Européenne, à la stabilisation de son pays. Et ce soir-là, il nous attend de pied ferme pour boire un dernier verre. «Ok, Let’s go» lance Mernes, en esquissant quelques pas de danse. Nous mettrons plus d’une heure à regagner le centre-ville, en sandales, en zigzaguant sur les sentiers, l’écran de nos téléphones portables en guise de lampe de poche.

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Mernes, Haris, Amar et les autres. Sarajevo leur ressemble. Elle aussi est remplie de stigmates, avec ses façades délabrées, ses routes défoncés, et ses bâtiments en ruines en plein milieu du centre-ville. Mais sur les balcons grisâtres, sur lesquels on oserait à peine poser un pied de peur qu’il s’écroule, les habitants ont recommencé à planter des géraniums. Dans une poésie qui n’appartient qu’à eux, ils ont recouvert les traces laissées par les obus de peinture rouge. Ils appellent ça «les roses de Sarajevo». 470 000 obus sont tombés sur la ville en six ans. 330 par jour. Autant de fleurs qui parsèment les trottoirs.

Une fois en bas, Amar paie sa tournée de bières. Puis Haris, après s’être assuré que le FK Sarajevo avait fait match nul. Puis chacun son tour y va de sa poche. La nuit s’étire, de terrasse en terrasse. C’est en terminant un énième verre que nous décidons d’admirer une dernière fois la vue avant de rentrer. Notre petit groupe se remet en marche, direction les sommets, dans une déambulation silencieuse, à travers des rues si pentues qu’on les gravit presque allongés. La soirée se transforme lentement en petit matin. Nous nous essoufflons vite. Une placette à mi-hauteur fera finalement l’affaire. Voilà notre petit groupe, les yeux cernés et l’air hagard, assis en rang d’oignons sur un muret. Nos pieds pendent dans le vide, à dix mètres au dessus du sol.

Sarajevo recommence doucement à faire du bruit. L’odeur des pitas tout juste sorties du four se répand au coin des rues. Haris allume une cigarette. Son regard reste suspendu alors qu’il recrache la fumée. Tout le monde s’est tu. Nous regardons. Ce matin, les premiers rayons du soleil sont roses. Tout, les toits, les nuages, même les collines s’imprègnent de cette lumière. Toute la ville est rose et tout le monde y pense.

Dis Haris. Pour le réveil des snipers, il y a vingt ans. Les collines avaient-elles la même lumière ?

(1) « C’était un endroit parfait ici. Un endroit parfait pour les snipers. Ils tiraient sur tout ce qui bougeait depuis cette colline. »

Cerise SUDRY