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Bruno Rit – Prisonniers des montagnes du Rif

risonniers des montagnes du Rif (Brunot Rit)

Prisonniers des montagnes du Rif (Brunot Rit)

SUR LA ROUTE
La vieille Polo, achetée aux enchères quelques semaines auparavant, crachait une fumée noire et opaque, dont l’odeur rugueuse pénétrait l’habitacle par les fenêtres ouvertes…

… La route déserte et sinueuse menant à Chefchaouen n’en finissait plus ; je sentais Alex perdre patience, à ne cesser de souffler, essayant de dormir malgré les remous constants du véhicule. La chaleur de l’air, le crépitement des enceintes du radio K7, qui ne diffusait plus grand-chose depuis … combien de temps déjà ? Une heure ? Ou deux peut-être. Criichhh, crich, pshuuuu… Criichhh. Quand ce sera fini, la voiture, immobile, morte écrasée par le soleil, pourra enfin se reposer, me disais-je alors. Il ne fallait surtout pas qu’elle lâche. A Fès, avant de partir, un mécanicien parlant comme un chat noir nous avait signalé qu’elle roulait sur trois pattes…

A la sortie d’un énième virage, et alors que la route devenait enfin praticable, la voiture se mit à brouter et s’arrêta. C’était plus que nous pouvions en supporter, broyés par la fatigue et les émotions successives suscitées par l’espoir de distinguer, enfin, à la sortie d’un virage, le commencement d’une ville ; un espoir qui se présentait pour disparaître aussitôt, tel un poisson se libérant de l’hameçon d’un pécheur endormi sur sa barque.

La voiture ne démarrait plus et la ville était, à ne pas en douter, encore trop loin, refugiée quelque part dans cette succession interminable de montagnes. Alex râla, je lui souris en tentant de relativiser, mais ce sourire ne traversa ni ma peau, ni la sienne. Nous décidâmes de marcher dans la direction supposée de la ville en espérant croiser quelqu’un : la nuit allait bientôt tomber, et nous ne voulions pas dormir une nouvelle fois dans la voiture.

Après quelques minutes de marche, nous aperçûmes une vieille maison en pierre au bord de la route. Un homme grand et mince se tenait debout sur son palier, il portait un chapeau de paille, comme beaucoup d’habitants de la région. Il nous fit un signe vif de la main en nous voyant arriver, comme s’il nous attendait.

Il s’appelait Karim, et devait être âgé d’environ 70 ans. Il marchait lentement, le dos courbé par le poids des années. Son visage était marqué d’une terrible cicatrice, épaisse et brillante au soleil, telle une veine noire. Celle-ci débutait au coin supérieur gauche de son front et se terminait près de sa lèvre, traversant un œil miraculeusement intact, rescapé et premier témoin d’une agression, ou d’un accident, à la violence folle. Sans aucun doute, Karim était berbère, ce peuple dont le visage côtoie les extrêmes, à la peau brûlée par le soleil, aux yeux d’un bleu glaçant, qui agresse autant qu’il apaise. Ce visage parlait de lui-même, pour lui-même, il racontait une histoire terrible, mais une histoire attrayante.

Sans détour, le vieil homme nous annonça qu’il était producteur de kif, le mot utilisé par les marocains pour désigner le cannabis. Le kif poussait telle une mauvaise herbe dans le Rif, première région exportatrice de résine de cannabis au monde, bien que son exploitation soit officiellement interdite par les autorités. Difficile d’imaginer que le haschich consommé par de nombreux européens pouvait provenir de la petite propriété de Karim. Derrière la porte d’entrée, un salon rectangulaire, dont le mobilier se limitait à une table, quelques chaises et un canapé sur lequel l’homme devait dormir. Au sol, quelques tapis posés vulgairement se laissaient deviner à travers le sable, venu les recouvrir presque intégralement. Deux autres petites pièces, côte à côte et accessibles depuis le salon, contenaient elles-aussi une table et des chaises, en plus de gros sacs en toile remplis de la fameuse herbe verte, qui dégageait une importante odeur. Contrairement à la pièce principale qui jouissait d’une grande fenêtre, ces pièces étaient sombres, uniquement éclairées par une petite ampoule pendue au plafond.

La fenêtre du salon donnait directement sur les plantations, invisibles depuis la route car camouflées dans le creux de la colline arrondie qui talonnait l’arrière de la maison. L’herbe était d’un vert incroyablement flamboyant, et son union avec les roches rougeâtres de la colline appelait à la contemplation. Si le terrain n’était pas grand, l’homme nous le montrait avec fierté d’un geste hésitant du bras ; il en était fier, c’était son terrain, celui qu’il avait bâti à la sueur de son front ridé et balafré. Et nous étions des clients potentiels.

Karim se dirigea soudainement vers l’une des pièces et en sortit avec un long fusil à lunettes. Comme pour nous rassurer, il nous expliqua, avec ce sourire qu’il trimballe depuis notre rencontre, que son arme est à son affaire ce que le soleil et l’eau sont à ses plantations : une question de survie. Le poids important du fusil faisait basculer son corps de gauche à droite ; il se déplaçait avec une telle difficulté qu’il renvoyait l’image d’un homme ivre souhaitant éviter les obstacles de la pièce. Il s’assit enfin sur le canapé et manipula la culasse du fusil avec lenteur et précision. Puis il tourna l’arme, dirigea le canon vers ses lèvres et souffla à l’intérieur de manière frénétique, occasionnant un sifflement métallique saccadé. Nous le regardions avec attention quand il nous proposa de dormir chez lui, cette nuit. Il sortit de la maison et revint avec deux couvertures qu’il nous donna avec franchise. Nous dormîmes dans l’une des deux pièces annexes, étendu à plat ventre sur le sol, enveloppés par la puissante odeur de cannabis que dégageait un sac entreposé dans la pièce.

Le lendemain matin, au réveil, Karim n’était pas dans la maison. Nous retournâmes à la voiture et celle-ci démarra sans difficulté. Alex ne disait rien, moi non plus. Nous passâmes devant la maison avec cette étrange sensation de vide, celle d’un vieux rêve que l’on n’oublierait jamais. La porte était fermée : le vieil homme était-il à l’intérieur ?

Bruno Rit