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Bénédicte JEANDEAUD – Venga, Venga !

Venga, Venga!

Venga, Venga!


SUR LA ROUTE
J’ai tout de suite su que j’aimerais Don Julian et son air bonhomme. Un air de biscuit de Noël qu’on accroche au sapin. C’est un Péruvien tout en rondeurs…

Son corps entier est une suite de cercles concentriques aux diamètres variés. Son visage est une planète. Son sourire, une demi-lune au-dessus de laquelle sont incrustés deux petits satellites noirs et profonds en révolution perpétuelle. Son ventre rebondi sautille à chaque éclat de rire. Il rebondit souvent.

Don Julian est notre guide pour la route qui mène à son village. Il nous emmène découvrir Charcana, perché à trois mille quatre cent dix-sept mètres d’altitude au Pérou.

C’est à cheval que nous devons rejoindre notre destination. En guise de monture, Don Julian m’attribue un mulet. La bête au garrot m’arrive à peine à la poitrine. Elle est affublée d’une paire d’oreilles interminables et disproportionnées qui lui donnent un air un peu débile. Le mulet et moi échangeons un regard qui en dit long. Je lui claque le flanc pour briser la glace. S’en échappe une flopée de bestioles prises dans un nuage de poussière épais. Je prends appui sur une pierre pour lui grimper sur le dos. J’ai l’air de Sancho Panza sur son fidèle destrier. « Don Julian, comment s’appelle ce mulet ? » je demande. La demi-lune s’étire de droite à gauche sur son visage « La Mule ! » glousse-t-il. Et son ventre fait des bonds.

Le voyage débute mais après quelques foulées, je ne fais qu’érafler le sol du bout des pieds. Pauvre bête. Et ma fierté. J’en descends immédiatement. Je lui accroche mon sac sur le dos, lui passe la corde au cou et reprends la route en tirant La Mule.

Face à nous, s’alignent de hauts sommets aux flancs bombés, creusés de sentiers étroits et indistincts nouant des lacets fuyant vers les cimes. La terre est sèche et râpeuse comme une barbe de trois jours, nous sommes au mois d’août et le soleil du matin pique déjà.

À mesure que je marche, mon corps se réveille, découvrant un monde et ses reliefs. Je m’efforce de respirer comme au premier jour car l’oxygène vient à manquer tandis que nous grimpons. J’ai soif aussi, puisqu’il faut économiser l’eau. L’air me brûle la gorge, puis c’est mon œsophage piqué de mille couteaux, ma langue colle à mon palais.

Quand Don Julian me voit blêmir du mal des hauteurs et de nausée, il enfonce ses doigts dans sa poche et sort des feuilles de coca. Je les fourre entre mes gencives et me mets à chiquer. Comme si je l’avais toujours fait. Puis je crache un jus verdâtre quand j’ai presque tout mâché. Redoutablement efficace. La route est toujours aussi difficile mais j’ai l’esprit enivré. Jusqu’au pont.

Nous atteignons le canyon de Cotahuasi, « El más profundo en el mundo ! » crie Don Julian. Sa fierté est aussi grande que le précipice est profond. Une entaille béante crève la terre comme une longue cicatrice jamais refermée.

Surplombant ce vide, il y a un pont. Fait de minces cordages et de planches de bois irrégulièrement attachées, il ondule de gauche à droite langoureusement.

Traverser m’est impensable. Mes pieds sont ancrés au sol. Incapable d’avancer vers l’abîme, je suis pétrifiée face à ce pont branlant et ses maigres jointures. J’ai les larmes au bord des yeux et le cœur au bord du gouffre.

Tout le monde est passé. Il ne reste plus que moi. La trouillarde. La dégonflée. Je le vois bien l’autre se balancer devant moi. Il change de rythme. S’apaise puis accélère. Comme pour me narguer.

Même mon canasson a plus fière allure. Indifférent à ma panique, la bourrique se met à brouter des cailloux à mes pieds. Son flegme me désarçonne.

Je lève les yeux vers Don Julian, il a l’air si rassurant de l’autre côté. Ses yeux noirs me regardent fixement. Il tend son bras vers moi. Je l’entends hurler « Venga ! Venga ! ». Sa voix est prise dans un écho. Le « Venga ! Venga ! » se multiplie tant de fois que je finis par distinguer le refrain d’une chanson de gitans. La peur ou la coca ? Je commence à fredonner.

Je prends à deux mains mon courage et ma monture. J’entoure une corde à mon poignet et tiens court la bête. J’avance, serrant à m’en briser les phalanges le cordage tendu du pont.

« Venga ! Venga ! » Don Julian relance la chanson. C’est comme marcher sur un trampoline. Mes pieds s’enfoncent un peu à chaque pas, puis les planches remontent derrière moi. Un coup de vent fait tomber les lunettes que j’ai posées sur ma tête. Je n’entends aucun bruit quand elles atteignent le fond. Ce néant me tétanise. « Venga ! Venga ! » juste au bon moment. Dans mes oreilles des guitares endiablées. En rythme, le museau de La Mule me cogne l‘échine. Encore quelques déhanchements de pont et je finis par attraper la main que Don Julian me tend. J’ai envie de pleurer.

Quand je reprends mes esprits je vois apparaître ce que le pont cachait. Une étendue infinie de terre aride et dorée, un désert absolu ponctué de milliers de cactus géants se déploie devant moi. Les rayons du soleil percent comme des flèches chaque branche de chaque cactus. La lumière et la terre engendrent des ombres démesurées. L’air est doux, le silence plein et enveloppant et l’espace une immense promesse de liberté. Je foule une terre qui semble vierge de toute présence avant mon passage, une terre Inca. Mon corps tremble, le soleil m’aveugle. Je plonge dans une sorte de transe et d’extase face à cette vision chimérique d’un Eden retrouvé.

Mais nous devons repartir, il nous reste du chemin avant d’arriver. Je voudrais à nouveau chiquer. Don Julian me jette des coups d’œil inquiets. Il me dit d’avancer. La Mule marche plus vite que moi. Je traîne des pieds. Elle me tire vers le sommet. Je continue à murmurer des « Venga ! Venga ! » lancinants.

Quand soudain, je distingue des toits de paille et des femmes à chapeaux. Des bruits d’enfants et des troupeaux de lamas. Don Julian s’approche et pose sa main sur mon épaule. Sa demi-lune se transforme en un fin trait. Charcana est là. Devant moi.

Bénédicte JEANDEAUD