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Antonin LAMBERT – Cap-Vert, oasis 2014

Cap-Vert, oasis 2014 (Dessin de Christophe Merlin)

Cap-Vert, oasis 2014 (Dessin de Christophe Merlin)

SUR LA ROUTE
Elle est belle ta plage, Ravi. Et ton sourire dément qui resplendit, aux canines blanches comme mes paumes. Il vaut celui du mannequin sur la dernière pub vendant les plages de ton archipel…

… Je les ai aperçues la semaine dernière, depuis la fenêtre de mon RER. Imaginer qu’un panneau en bord de bitume et ballast ne m’ait pas menti, tu n’imagines pas combien tu me combles, Ravi. Même s’il t’en manque une, de canine.

Elles sont belles aussi, les barques colorées en bois lourd, sur lesquelles vous vous jetez à la mer. L’ocre de leurs coques a la profondeur de mes premiers fantasmes. Mais, je ne comprends plus Ravi.

Pourquoi ta baraque, dont tu es si fier, est-elle si dégueulasse ? Tu ne pouvais pas aller creuser, comme ton père, casser les cailloux de ta montagne au lieu de profiter d’un mauvais béton à vil prix ? Faut suer pour construire une belle bicoque, mais ça en vaut la peine. Tant d’assurance à répéter les conneries qu’on a faites avant vous, c’est franchement de l’acharnement.

C’est moche le béton.

C’est pas durable.

Et ça fait pas couleur locale.

T’es pauvre, Ravi. Pourquoi t’as pas pensé qu’elle tiendrait pas ta maisonnette ? Et ce lino au sol. Et ces parpaings. La terre battue, ça m’aurait tout de même plus plu. T’es beau gosse mais t’as des goûts de chiottes, mon frère. Je peux t’appeler mon frère ? Ça rassure.

C’est étrange, Ravi, la seule maison correcte du village, c’est les anciens hippies allemands qui l’ont construite, loin, au bord de la plage. Tu m’aurais dit qu’un Bavarois s’y connaissait en mur en pierre sèche, je ne t’aurais pas cru. C’est l’unique maison au pied de la falaise. Tes parents n’ont jamais construit si proche des roches, au risque qu’elles leur tombent sur la tête. Les Allemands n’en ont cure. C’est bizarre, Ravi, vous avez pas trop l’air de pouvoir rentrer chez les vieux hippies. Les règles ont augmenté au fur et à mesure que les cheveux tombaient, faut croire.

Et tes soirées, Ravi. Tes soirées. Pourquoi vous déhanchez-vous tous sur ce zouk love bon marché ? Vous êtes un peuple de danseurs, on le sait depuis longtemps ça, même tes ancêtres esclaves bougeaient mieux leur cul que leurs blancs de patrons. Tout le monde le dit.

Ça manque de local. Ça sent la Martinique alors qu’on est encore en Afrique. Certains chantent même en français. Ça manque de grands-pères aux visages sillonnés par le sel, grattant des guitares rincées. Fêter Noël au zouk, je m’en souviendrai mon frère. C’est bizarre, vous écoutez pas Cesaria Evora, vous. Elle était de l’île d’en face mais tu vas pas nous faire du chauvinisme, Ravi ! Tu l’aimes pas, Cesaria Evora ?

Ta gnôle, au moins, elle rassure. Rien que son nom exotise à fond. Ton grog. Il a beau être tiré de la même canne que notre rhum et que leur cachaça, il transporte. Son teint orangeâtre repoussant, le goulot tellement collant qu’il se bat pour rester dans la paume, les fruits confits qui y baignent indéfinissables et garantis naturels. Et vous l’avez peut-être coupé à l’alcool ménager. Merci pour le voyage.

Elle est belle ton oasis, Ravi. Tes parcs à cochons qui font puer ta plage de sable fin, longue grisaille sur deux kilomètres à l’ombre de la falaise. Ton cimetière fermé à clé, terrain de vos promenades en procession bordélique, en costume le dimanche matin. Tes copains pêcheurs, saouls avant midi, qui veulent me la faire à l’envers au 421. Ta mère édentée que tu m’as collée dans les bras, le soir de Noël, qui t’a eu tellement jeune que je pensais que c’était ta sœur. Les écailles de la garoupa que tu m’as nettoyée au silex sur les rochers, et qui argentent encore tes jeunes avant-bras fermes.

Je l’aime bien ton oasis, Ravi. Vous faites des conneries dans le cliché, mais c’est déjà pardonné. Tu sais, il n’y a que Joao pour me désarçonner complètement dans ton bled. Il est pas marrant Joao. Il fait du business. C’est lui qui t’a livré le ciment pour ta piaule. Le seul à posséder une tire dans le village. Il n’y a pas de raison que seuls des expats tiennent les hôtels, qu’il a dit. On a acquiescé même si on les aime bien, leurs maisons de rêve, aux frigos gorgés d’Europe. En cas de vague à l’âme, un refuge culinaire à portée de main. Lorsque l’on est revenus te voir, une semaine après, avec le voilier sur lequel on avait été pris comme mousses, on a essayé de t’expliquer pourquoi on ne voulait pas prendre l’avion pour traverser l’Atlantique, mais ça t’est passé à trois mille. Doit pas y avoir beaucoup de bateaux stoppeurs cap-verdiens. On était un peu emmerdés de revenir sur un rafiot que tout le village ne pourrait même pas louer pendant une semaine en se cotisant, alors, on t’a acheté des poissons. On a eu la décence de pas marchander. Même si ça aurait fait couleur locale.

Ton paradis a un goût amer pour ceux qui y vivent. Rien à faire. Tant que le frisson du barbare continue à fleurir sur l’échine.

Tu t’en vas, Ravi, bercé par les promesses de chantiers et de dollars pour ta petite fille qu’agitent les promoteurs des resorts de Praia, plus loin dans l’archipel.

Ton pote Nelson consolide les mauvaises briques de sa maison et achève de peindre un naïf dauphin sur la façade. Remonte dans sa barque. Part ferrailler avec les chaluts chinois pour les derniers thons rouges. Bientôt il offrira son sourire aux touristes avides.

Antonin LAMBERT