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Adeline Journet – Lettre du Vietnam

Lettre du Vietnam

Lettre du Vietnam

SUR LA ROUTE
Lettre d’un explorateur à sa fiancée restée au port, dérivations sur le Vietnam, introduction de messieurs Tout et N’importe quoi.

Chère Elise,

Je pense à vous. Quand je me tiens droit comme un bambou, sur le port, à regarder les bateaux amarrer, à regarder les vies glisser sur les eaux vertes, je pense à vous. Je ne vous aimerais pas à mes côtés néanmoins. Cette solitude m’apaise et me force, à m’affronter pour de bon, un peu plus fort chaque matin. Je pense à vous. Quand je me tiens là, et que le vent pose saveurs et baiser sucrés sur mes joues mal rasées, je me trouve heureux et malheureux à la fois. Je sais, à quel point mes silences vous sont douloureux, quand je suis là, que je vous serre dans mes bras, mais que ma tête est ailleurs. Dans le ciel souvent. Mais sous terre surtout. Je vous serre dans mes bras, et le moment m’échappe. J’aimerais pleurer quand vos cheveux s’emmêlent autour de mon nez. J’aimerais que mes larmes nourrissent vos jours, vous assurent ma tendresse, vous ouvrent mon coeur. Mais rien ne vient. Il n’y a pas de mots pour cela ma douce. Il n’y a que la distance et le vent qui puissent vous expliquer mon malheur. Quand je me tiens là, sur le port, et que le soleil couchant vient rassurer la nuit qui vient. Je vois les mots. Les mots que j’aimerais vous donner. Vous donner pour toujours. Des mots d’amour. Juste la lumière entre nous. Et la mer pour vous faire sourire.

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Déjà vingt-trois semaines que je suis parti. Je ne vous manque sans doute déjà plus. Je pense à vous pourtant, mon amour. Sachez qu’ici tout prend sens. Tout a l’air juste. Chaque pensée me semble illustre. Dépourvu d’artifices. Et même si souvent, je me sens comme au bord d’un précipice, je sais que je suis moi. Juste moi. Rien que moi. Prêt à me jeter dans le vide, à me voir de trop près pour de bon. Le vide n’est pas si terrible, vous savez. Le vide m’a appris à me regarder dans le blanc des yeux, peut-être pour la première fois de ma vie.

Déjà vingt-trois semaines que je suis loin. Le petit a sans doute grandi. Et vous. Ha, je sais à quel point les hommes vous regardent. Quand vous êtes à mon bras et que le voile de votre robe bat vos chevilles. Si vous saviez ce qu’il me plaît de vous savoir à mes côtés. Quand je marche et que ma moustache sifflote. Je tiens mon chapeau et vous observe de côté. Je souris alors. Je ne vous possède pas. Mais vous m’avez choisi moi. L’aventurier. L’explorateur. Pas un autre. Votre liberté me rend fou. Je suis fou de nous. Parce que je vous ai choisi vous.

Les mots viennent. Je les sens remonter le long de ma nuque. Je pourrais les prendre dans ma main, les mettre sous enveloppe et vous les envoyer. Bruts. Amers pour certains. Doux pour d’autres. Mais justes. Et certains.

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Il y a cinq semaines, j’ai rencontré Monsieur Tout. J’étais à la terrasse d’une échoppe face au port. Il s’est invité à ma table. Le sourire généreux. Un vieillard vietnamien comme on en trouve un peu partout. Le cheveux blanc. La peau brune. Les rides jolies. Véritables bijoux de peau. Les doigts tachetés par le soleil. Le corps fin. L’air vif. Le col de sa chemise ouvert en grand. Sans un mot à mon égard, il a passé commande. Deux verres sont arrivés. De l’alcool de riz. Il en poussa un vers moi. Sans m’accorder un seul regard. Il bu le sien, le regard perdu au loin, vers le large, le tailleur revêche. Il héla la serveuse. Esquissa un geste en ma direction. Le regard presque dur. Je devais boire. Alors je bus. Les verres suivirent. Jusqu’à ce que ma vue se trouble. Le gosier brûlant, j’essayais de refuser les deux nouveaux verres. Alors l’homme parla : «Tu as le coeur sec comme un bambou. Bois ce soir, à en oublier jusqu’à qui tu es. Ce n’est pas le réveil qui importe. C’est l’éveil, fils. Apprends même si tu ne comprends pas toujours. Regarde autour de toi, même si ce que tu vois t’esquinte les yeux. ?coute, même si ce que tu entends te fait saigner l’oreille. Bois, même si l’alcool te déchire l’intestin. L’éveil, fils. L’éveil n’est pas un chemin facile. Plante dans ta peau les lames qui t’attirent l’oeil, regarde le jus couler, crains la mort, gémis s’il le faut, traverse ta propre peau. L’éveil implique souffrance ?. Je ne comprenais pas tout. L’alcool me soulevait l’estomac. Je me levais pour vomir dans un coin. Et, essuyant l’excrément qui me débordait des lèvres, me rendais compte que mon vieillard était parti. Je me retrouvais sauvage. Seul face à moi-même et mon verre d’alcool de riz à moitié vide.

Chaque soir, il revint. Et toujours, ils disparaissait sans crier garde. Je me trouvais seul, accoudé comme un manchot, la tête brinquebalante, le cou souple, les yeux mi-clos. Il me coûtait, à chaque fois, de trouver l’obscurité de sa chaise vide.

Un soir, Monsieur N’importe quoi s’est assis à notre table. Il était un peu plus petit. Son costume trop grand lui flottait sur les cotes. Et son pas nonchalant laissait apprécier au voisinage, le talon de ses sandales en cuir qu’il ne soulevait jamais franchement. Monsieur N’importe quoi m’était d’un contact désagréable. Je n’aurais su dire ce qui me dérangeait chez lui. Son accent, la façon dont il crachait sur le sol. Il y avait quelque chose d’arrogant dans ses élans de vie. D’un peu violent dans ses rictus de bouche. Son regard perçant, qui me traversait la tête. Lui, il voyait très bien l’enflure que j’avais été. La mauvaise personne que je fuyais. Lui, il savait. Un soir, il me tendit son vieux canif rouillé. Je le regardai, l’air hagard. Monsieur Tout, toujours en tailleur sur sa chaise branlante, la main semi-molle, portait son verre à ses lèvres, le regard perdu au large. Je pris le canif. Soudain, Monsieur N’importe quoi fit mine de se tracer une ligne le long de l’avant-bras. Il parla. «Crack». Le regard noir planté dans le mien. Alors sans même y réfléchir un instant, comme si toute ma vie, j’avais attendu ce moment, je fis ? crack ?. Et le sang coula. Pardonnez-moi mon amour.

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Le même rituel, tous les soirs. De verres en verres, je sentais un peu moins la lame qui me traversait la peau. Je serrais les dents, toujours, quand la lame passait du vide à la surface de ma peau, de la surface de ma peau à la chair de mon bras, de la chair de mon bras au sang qui venait imbiber la vieille table de bois. Parfois, une veine était percée. Les femmes mettaient alors sur ma peau, linges propres et onguent fait maison. Il me semblait toujours qu’elles avaient tout prévu. Puis un soir, Monsieur N’importe quoi sorti d’une rue noire, une vietnamienne quasiment nue, qu’il tenait par le bras. Je refusais d’un geste de la tête. Presque offensé. Il s’énerva. Se mis à faire de grands gestes, jetant la jeune fille à mes pieds. Mes pieds qu’elle se mis à baiser. Sans doute droguée, l’adolescente se mis à gigoter devant mes yeux perdus. Puis, se mis à ôter le peu de matière qu’elle avait sur le corps. Je la priais de se rhabiller. Mais déjà, sa main commençait à se balader sur son entrejambe. Monsieur N’importe quoi, planta alors son couteau dans la paume de ma main et le retira aussi sec. Je criais. L’ado riait à gorge déployée. Une main sur son sein. L’autre sur son sexe. Et dans mon trouble. Dans ma souffrance vive du moment, l’oeil convulsé et le sang jaillissant de ma main livide, la bouche ouverte comme à mon premier cri, il m’apparu alors que la pauvre enfant était retardée.

Un jour, je vous raconterai, Monsieur Tout. Monsieur N’importe quoi. Le mal et le bien qu’ils m’ont fait. Les cages dans lesquelles j’ai pensé être mis. La liberté que j’ai pensé ne jamais pouvoir trouver. Quand nous serons vieux et qu’encore nous nous aimerons. Je vous prendrai par la main. Je vous ferai rire. Et sur un banc face au port, je vous embrasserai, juste là, derrière l’oreille. Puis nous danserons. Il n’y aura alors plus que la lumière entre nous. Et la mer pour vous faire sourire. Ma douce, je ne vous enverrai pas cette lettre.

Votre Hector.

Adeline Journet