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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Violette Gentilleau – Bamako Express

Une route sans fin, un camion déglingué. L’Afrique quand il fait noir. Un joli road movie.

Bamako Express (Dephine Duprat)

Bamako Express (Dephine Duprat)

Odeur tenace de poussière, d’huile de moteur et de gazole qui imprègne ma peau, mes vêtements et mes cheveux. Tube pop international craché à plein volume par un téléphone portable posé en équilibre sur le tableau de bord, mais qui peine à couvrir le vacarme des cylindres et des pistons s’encastrant les uns dans les autres sans relâche. Mon sweat troué et ma jupe de coton ne parviennent pas à me protéger du froid piquant de cette nuit blanche au goût de sable. Le cache moteur tressautant qui me sert de siège me pile la colonne vertébrale.
Le premier chauffeur gît dans l’abandon de son sommeil sur la couchette dure, dans le fond de la cabine. L’apprenti s’accroche à ses rêves sur le siège de Skaï défoncé, et moi, sur mon trône en plastique fendu, je tente de garder les yeux ouverts. Le deuxième conducteur pique du nez derrière son volant depuis un moment déjà : qu’il s’endorme et nous quatre, notre poids lourd Pegasio vert et blanc, les 35 tonnes de ciment et les sacs de sel de contrebande que nous transportons, nous partirons tous dans le décor.

Encore mille kilomètres jusqu’à Bamako. Encore trois nuits, encore deux jours.

De loin en loin, un barrage de branches attachées de guingois nous ralentit, une silhouette surgit en ombre chinoise dans le faisceau de nos phares tremblotants et nous glissons 1 000 francs CFA dans nos papiers cornés que nous tendons à des hommes voraces en uniformes froissés. Bakchich. Le contrôle dure le temps que nos billets crasseux changent de main et nous réenclenchons la première dans la poussière soulevée par le camion qui nous précède, avec lequel nous faisons équipe.

Nous effectuons fréquemment de brusques écarts pour éviter des véhicules à l’arrêt, dévoilés au dernier moment par des tas de feuillages disposés sur la piste et un maigre feu autour duquel sont groupés des hommes enroulés dans des couvertures. Les «Allah akbar» peints en arabesques à l’arrière des semi-remorques n’ont pas réussi à empêcher ce qui est le lot commun des tas de ferraille roulants que l’Europe envoie finir ici : la panne. Inévitable et imprévisible, chacun fait ce qu’il peut pour la braver à coup d’autocollants de saints sur les pare-brise et de slogans pieux sur les carrosseries. Bismillah ! Crevaison. Les yeux gonflés, mes compagnons de misère partent aider l’autre équipe à changer un pneu qui m’arrive à l’épaule. Equipés de lampes de poche Made in China, ils s’éloignent, fragiles et touchantes lucioles trouant la nuit aveugle.

La terre fait soudain place au bitume sans que rien n’explique pourquoi. Nous franchissons un nouveau barrage : anachronisme surgi de nulle part, celui-ci est ultramoderne, avec guérites de Plexiglas, barrières automatiques et néons brutaux. Cent mètres plus loin, a poussé un hameau de gargotes de tôle et de planches couvertes de bâches rapiécées. Les vendeurs dorment sur des bancs de bois lustrés par les dizaines de routiers qui, chaque jour, s’y asseyent pour engloutir des Nescafé allongés de lait concentré sucré et des sandwichs pain-œuf-oignon-cube Maggi. Bamako – Dakar, Dakar – Bamako : dix jours de voyage, Inch’ Allah ! Le temps de décharger la marchandise, de boire un thé et c’est reparti. Le temps se mesure en allers-retours.

Qu’il fasse 45° C ou que la saison des pluies transforme les chemins en marigots, le troisième plus grand port d’Afrique de l’Ouest approvisionne le Mali de ce qu’il ne produit pas, autant dire presque tout, via une unique artère nourricière et vitale : celle sur laquelle nous roulons. Y transitent des porte-conteneurs hollandais, des caravanes de «Au revoir la France», véhicules venant vivre une deuxième vie sur les pistes de Tombouctou, Gao ou Mopti, des chiens galeux chassant de maigres zébus, des taxis-brousses surchargés, les 4 x 4 de quelques toubabs en goguette et de rares vélos grinçants, sauf la nuit : la nuit, il n’y a que nous. La nuit appartient aux camions et à leurs équipages croisant au long cours dans le bruit, la poussière et le cambouis. La nuit appartient aux hommes.

Quelques kilomètres plus loin, nous nous arrêtons en pleine brousse. Joues creuses, yeux vides, lèvres sèches, nous nous glissons silencieusement hors de nos habitacles. Un grand plat cabossé est sorti et, accroupis autour de lui entre nos deux monstres de tôle, sans un mot, dans le vacarme des moteurs que l’on a laissé tourner et la clarté vacillante des phares jaunes, nous puisons de nos mains avides les grains rouges et translucides de riz tomate. Nos visages cernés sont peints de tons fauves et découpés comme des Picasso. A grandes bouchées affamées et pressées, nous engloutissons le tout en quelques minutes puis, sans répit, chacun agrippe le rétroviseur de son engin pour s’y hisser. Départ. Les freins chuintent, les calandres vibrent, les pistons claquent, les accélérateurs tremblent, les courroies couinent. Noyée dans l’encre de la nuit africaine, je ne compte plus les heures.

Nous arrivons enfin à la ville frontalière entre Sénégal et Mali, bourgade pouilleuse recouverte d’une patine de poussière et de crasse, nimbée d’ordures et de déchets. Nous nous garons à l’entrée d’un pont franchissant le lit d’une rivière à sec. Sitôt le moteur coupé, le chauffeur exténué s’écroule sur son volant. Le corps ankylosé, je descends avec raideur de la haute cabine et, les pieds dans les sacs plastique et le sable, me verse avec la bouilloire en plastique commune un peu d’eau tiédasse et fade, au goût de fer et d’huile, sur le visage. L’appel à la première prière retentit dans l’air glacial et seuls quelques coqs matinaux accompagnés d’un chœur d’ânes insomniaques y répondent.

Le ciel finit par blanchir, puis se teinte d’un rose délicat ourlé d’un bleu soutenu. Je remonte dans ce qui est mon seul espace familier, me faufile entre un coude osseux et un pied calleux, et sombre immédiatement dans le sommeil.

NB : cette nuit s’est déroulée à l’époque où le Mali était encore un pays en paix, bien loin du contexte politique actuel