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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Marie Godart – Les néons de Yiwu

Ce voyage en Chine restera pour moi une histoire de croisements, de lacis serrés…

jeroen020

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… D’abord ceux des gigantesques échangeurs des voies express, les réseaux d’épais fils électriques, noirs sur le fond bleu-blanc du ciel. Et bien sûr le point de départ de tout, l’impulsion nécessaire au voyage : une amie s’était installée en Chine, pour y travailler avec son frère. Elle nous avait clairement annoncé qu’elle vivait « à la campagne ». Fidèles à nos réflexes citadins, nous sommes donc passés par Hong Kong et Shanghai pour faire le plein de grandes cités avant de réserver nos billets de train pour Yiwu.
Le lieu dans lequel nous débarquons pour prendre le train – la gare sud de Shanghai – semble sortir de l’imagination fertile de Jean Giraud : la blancheur du décor, la transparence des panneaux du dôme qui nous surplombe… Arzach pourrait surgir de nulle part, chevauchant son ptéroïde immaculé. Le jour décline lentement dehors, mais les éclairages violents nous maintiennent dans un éveil artificiel. Nous faisons des pronostics sur le vaisseau spatial qui nous emmènera à Yiwu.

JADE. C’est finalement un tortillard métallique aux compartiments et aux passagers fatigués qui s’arrêtera en grinçant à quai. Nous nous installons sur les banquettes étroites de velours rouge. En face de nous, deux femmes sans âge, aux chemises aussi usées que délicatement fleuries, nous dévisagent. Elles veulent en savoir plus sur nous, mais aucun son intelligible ne sort de nos bouches respectives. Je pose alors notre guide de voyage sur la petite table qui nous sépare, un gros bouquin vert d’eau. On peut y lire les rudiments de base d’une conversation entre le mandarin et le français… même si la langue de la province serait plutôt le wu, elles rient et nous posent des questions, suivant du doigt l’une ou l’autre ligne du dialogue fictif.

Nous déclinons tous nos identités : nous ne sommes pas mariés, elles si, nous n’avons pas d’enfants, elles en ont un chacune, nous habitons à Paris, elles habitent plus loin que Yiwu, sur cette ligne de train, et je ne saisis pas le nom de cet endroit que je ne verrai jamais. Un vendeur de snacks à la viande et au poisson passe par là. Tout le monde grignote. Ça sent un peu fort, le train cahote, on somnole… La nuit tombe tout à fait.

De grands pans de rizières hachurées de vert tendre apparaissent, que notre vitesse entrecoupe de maisons anthracite. Le contrôleur fait son travail, nous jetant un regard intrigué par-dessus sa monture cerclée d’un métal pâle. Nous sommes les seuls Occidentaux du wagon. Lorsque nous nous arrêterons poussivement dans une gare totalement sombre, c’est littéralement tout le compartiment qui nous poussera gentiment mais fermement vers la sortie, ayant remarqué que nous n’aurions jamais pu deviner le nom de la gare aux panneaux fatigués. Nous nous pressons vers le passage souterrain dégouttant d’une pluie inconnue jusqu’alors, aux perles chaudes ; notre amie nous y attend. La vie d’ici nous saute au visage. Flashs rouge blanc jaunes des phares, verticales aveuglantes des réverbères, klaxons puis sursauts d’une motocyclette pilant devant de monumentaux semi-remorques… Bluffés, nous laissons l’entrelacs des lumières se resserrer autour de nous.

«CAMPAGNE». Yiwu, c’est plus d’un million d’habitants, et d’énormes boutiques multimédias où nous rions en apprenant le nom chinois d’Elvis ou de Marylin. Quelques rues et flaques aux reflets psychédéliques plus loin, nous entrons dans l’immense appartement que Laliya habite seule. Comme dans un grenier toujours fermé, au clignotement métallique des tubes lumineux, des légions de minuscules blattes fuient vers les murs. Un aquarium avec quelques poissons – des néons aussi, des néons partout. La nuit faite jour, partout, toujours.

Le soir, nous dînerons fabuleusement bien. Cuisiné pendant près de trois heures par quatre amis – deux garçons, deux filles – de Laliya, un grand poisson au piment est servi avec des bols débordants de riz et de légumes inconnus, sortes de haricots, navets exotiques, qui nous réveillent les entrailles. Nous sortons de notre appartement aux mille colocataires pour nous fondre dans les rues de la ville. Les deux filles nous quittent, elles travaillent demain, et puis « une fille, ça ne boit pas ! » Direction le parc, qui entoure le lac de Yiwu. Avec des munitions : des bouteilles de bière chinoise, et quelques autres plutôt américaines monnayées à prix d’or – enfin, au prix parisien. Fort, pour ici, le prix du Johnnie Walker.

Les pelouses humides, sous les feux croisés des réverbères, accueillent nos confidences de jeunes citoyens du monde, en apparence sous-tendus par les mêmes rêves et possibilités. Sous des arbres venus d’Europe, achetés une fortune et plantés là, dans une ville où l’entreprenariat renforce la sensation de puissance. Il y a ici beaucoup de travail, mais pas énormément de perspectives. Notre acolyte, Lin, se demande pour qui il bossera après Laliya dont il est l’assistant. Il nous confie que les patrons d’ici sont terribles. Il dit envier énormément nos jobs à mi-temps, le chômage et les aides sociales ; on tente d’expliquer que cela ne pousse pas vraiment à être carriériste, que cela ne pousse pas non plus à l’inaction totale. On a arrêté de parler boulot, j’ai stoppé le BBC English que personne ne comprenait vraiment, et il n’a plus tari d’éloges sur mon copain jazzman. Les notes de guitare se sont mêlées à un halo de brume venu du lac et à des cadavres de bouteille dans nos mains échauffées. Il murmurait « This guy is great, this guy is so cool… »

FEUX FOLLETS. On se réveille avec un mini-cafard dans les cheveux, le nez dans le matelas, les pieds sur le marbre froid. La chambre immense résonne comme une chapelle. La fin de journée la plus longue de ma vie peut se mettre entièrement à l’infinitif. Apprendre qu’on a acheté vers quatre heures du matin deux pastèques énormes qui n’ont aucun goût, qu’on a fait l’ange dans la poussière de la rue. Aller chercher des pizzas dans un pousse-pousse, avoir une frayeur démente à la traversée du carrefour le plus passant de Yiwu : bien pire que mon premier StarTours en CM1, quand le faux droïde perd les pédales. Revendre nos billets de train pour Shanghai sur la place principale… hagards, négocier avec cinq ou six hommes et se faire presque arracher lesdits billets des mains. Monter enfin dans un bus pour Shanghai, dire au revoir aux foules de questions, aux foules tout court. Se demander aujourd’hui ce que Lin est devenu. Parce que le contact s’est rompu.