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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Hélène Ferrarini – Nocturna Bestia

Il lui avait d’abord semblé l’apercevoir passer, furtive. Une robe marron tirant sur le beige sous les reflets de la Lune naissante…

Nocturna Bestia (Delphine Duprat)

Nocturna Bestia (Delphine Duprat)

Cette vision avait alors attiré son attention ; mais, l’instant d’un clin d’œil et elle avait déjà disparu. Il faut dire qu’elles sont tellement nombreuses à cette heure crépusculaire.
Il avait alors tendu ses filets, avec détermination.

A l’heure où la forêt bruit de mille ondes. L’heure où les bêtes de jour rentrent se terrer pour laisser la place aux noctambules. La nuit alors leur appartient. Et la vue perd de son importance au profit des autres sens, qui s’émancipent enfin du diktat de la vision. On sent mieux. On écoute mieux. On caresse mieux. Mais les bruits aussi semblent alors plus précis, les odeurs plus lourdes, les sensations du toucher plus intenses. Est-ce de cette infirmité visuelle que nous impose l’obscurité que nos autres sens s’affirment enfin. Ou bien la nuit sent-elle plus fort, bruit-elle plus fort que sa sœur diurne ?

Il avait alors tendu ses filets, avec détermination. Et elle, sans y prendre gare, s’était prise dans ses mailles. Sans même s’en apercevoir. Le piège était là, sur son passage. C’est tout.

Il s’approcha d’elle à pas de loup, retenant son souffle. Malgré l’obscurité, il l’avait reconnue, c’était elle. Il ne l’avait jamais rencontrée, mais il la connaissait déjà. Une connaissance moins intime certes, moins sensible, une connaissance livresque. Une rencontre de papier.

Mais cette fois, il la tenait entre ses mains.

Elle était là, frémissante. Fragile sous ses doigts. Il sentait la légère tiédeur de son corps. Les battements de son cœur. La démailler, doucement, sans la brusquer. Sans la blesser.

Il contrôlait son souffle. Concentré. Calme. Efficace.

La débarrasser de ces fils qui l’enserrent, la cachent, lui masquent l’ensemble de son corps. Son corps, qu’il n’aspire qu’à englober du regard. Elle, tout entière. Vite, elle s’impatiente.

Lui, aussi. Le bas du corps d’abord, toujours le bas du corps d’abord. Il se rappelle la voix de son mentor qui lui scandait : toujours commencer par-le-bas-du-corps. Les jambes libérées, s’attaquer au haut. Passer l’épreuve des coudes, qui aiment à résister, il ne reste plus qu’à dégager la tête, qui se libère presque d’elle-même.

Combien de fois a-t-il déjà enchaîné tous ses gestes ? La première, il craignait tellement la douleur. La blesser, elle. Mais, souffrir lui aussi. Oui, il avait eu peur de souffrir. Cette peur l’avait peu à peu quitté, remplacée par l’habitude des gestes maintes fois répétés. Pourtant cette fois, il retrouvait presque l’appréhension des premières fois.

Ses mains rugueuses d’homme la libèrent avec la plus fine des précisions. Sa taille à elle complique sa tâche à lui. Enfin, la voilà délivrée. Il ne la lâche pas pour autant.

Sous ses doigts, elle s’agite, se débat, tente de le mordre, puis se tend. Il l’immobilise. Sans violence, mais avec fermeté. Elle ne peut résister à la pression qu’il exerce désormais sur elle. Ses doigts experts retrouvent des sensations connues. L’extrême douceur de son corps frêle sous la pulpe de son pouce. Son œil à lui déjà cherche à la deviner. Les formes de sa face. La découpe de ses lèvres. La courbure de son nez. Ses yeux, qu’éblouie, elle ferme avec une moue de mécontentement. Il baisse la lumière, se reprend. S’excuse presque. La parcourt du regard de nouveau.

Ses doigts crispés.

Son corps recroquevillé.

Son sexe aussi.

Oui, c’est elle, celle qu’il attendait sans attendre. Une différente. Une nouvelle. Une perle rare. Une exception. Pas comme cette banale Carollia. Il n’a jamais serré entre ses mains cette belle de nuit-là auparavant. Pour la première fois, il la contemple. L’excitation, qui ne l’a pas quitté depuis qu’il l’a capturée, atteint son acmé. Aucun doute n’est possible, c’est elle. Dans un soupir, il énonce : Vampyrum spectrum.

La tension du démaillotage laisse la place à la froideur des énumérations scientifiques.

La voix du chiroptèrologue annonce distinctement : Vamspe.

Femelle.

Non reproductrice.

Avant-bras : 102 millimètres.

Les notes sont prises, systématiques.

Elle : monde vivant, règne animal, mammifère, ordre des chiroptères, espèce Vampyrum spectrum.

Lui : monde vivant, règne animal, mammifère, ordre des Primates, espèce Homo sapiens.

Lui : chiroptèrologue. Son métier, capturer des chauves-souris pour les inventorier. Ou encore, immobiliser le temps d’un instant l’âme de la nuit et tenter ainsi d’apaiser les peurs ancestrales de ses congénères par la connaissance.

Elle : le seul mammifère volant. Les bestiaires médiévaux ne s’y étaient pas trompés, la classant à la fois parmi les rats et les oiseaux. Mais clairement, du côté du Malin.

Qui contemple son visage est frappé par sa ressemblance avec la face de l’homme. Du faciès humain, elle réussit à emprunter les traits du nouveau-né et ceux du vieillard. Figure de vie et de mort. Figure humaine peut-être plus que diabolique.

La chauve-souris, l’animal de toutes les angoisses humaines. Accusée de bien des maux, incarnation de terreurs venues du tréfonds des âges : la peur du noir, la peur du sang ; jusqu’aux cauchemars enfantins de chevelures sacrifiées aux saccages de la bête nocturne. Mais de suceuses de sang, on ne compte finalement que les espèces répondant aux doux noms de Desmodus rotundus, Diaemus youngi et Diphylla ecaudata. Même la mal nommée Vampyrum spectrum n’est en fait qu’une carnivore.

C’est tout de même une perle rare, «une coche», dira-t-il dans son jargon naturaliste, une croix de plus dans la longue liste du vivant, «une jamais vue auparavant» ailleurs que sur les pages de ses austères manuels d’expertise de la faune et de la flore. Il sort l’appareil photo. La lumière blanche et agressive du flash la fige dans une pose singulière.

Avec la nuit, la moiteur de la forêt guyanaise devient plus supportable. Il lui jette un dernier regard, puis ouvre ses mains. Elle déploie ses ailes et d’un battement regagne les ténèbres.