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Elise Flick – Négoce à Taiyuan

Négoce à Taiyuan (Delphine Duprat)

Négoce à Taiyuan (Delphine Duprat)

 

Lorsque j’essaie de me souvenir de cette journée, d’établir un semblant de logique, de chronologie, ma mémoire s’étiole. Je vois en accéléré une tablée dans l’angle d’un bâtiment sans fenêtres, des centaines de plats chauds qui se succèdent. Il est 18 heures. Nous sommes sept dans une petite salle privée où l’on nous sert du baijiu dans de magnifiques verres translucides, au pied ridiculement petit. De droite à gauche, je me souviens ; Shi Qi, mon patron, la femme du client, le client, nos collaborateurs de Taiyuan, et moi. Entre nous quelques places vides, ça et là, réservées sans doute à des fantômes ou à des divinités qu’il convient de nourrir.

Le baijiu me brûle la gorge. Mais on me somme de boire, de trinquer, d’avaler cul sec des dizaines de petits verres empoisonnés. J’en bois trois, puis je refuse et me débats. Mon collègue Shi Qi me chuchote des choses, nous complotons contre eux et organisons une résistance. Il me dit «je déteste boire», puis se met au garde-à-vous sur ordre du client et avale deux verres d’un coup. Je verse ma fiole dans la sienne. Mais les diables d’ivrognes en face de moi ont compris et, pour m’obliger à montrer patte blanche, ils m’enivrent à présent à la bière.

C’est une cérémonie bien établie. Nous nous levons, deux par deux, trinquons à une idée imaginaire («A l’Amitié !» ; «A la France !» ; «A l’Architecture !»), puis avalons d’une traite notre verre. Ce qui était aisé avec un verre de 5 cl l’est moins avec une demi-pinte. Mais bientôt les quantités n’ont plus lieu d’être, elles deviennent une notion ancienne, archéologique, absurde. Je bois jusqu’à la fin, sous peine de voir le contrat s’envoler. Je suis honnête. Je suis digne de confiance. Je suis sincère. Je suis une vraie Chinoise, et, comme la femme du client, je m’enivre la tête haute, avec classe, les deux coins de mon sourire se rejoignent derrière ma tête et je chancelle joliment sur mes escarpins. Je bois, je bois, je trinque, je ris, je crie moi aussi à présent, et je mime des gestes fous en improvisant des roulades avec le client sur le sol cotonneux de la salle. Mon patron rougeoie, son visage est une flamme dans la nuit qui nous guide vers les profondeurs de l’Amitié vraie et des Contrats juteux. Tous les quarts d’heure, sa flamme s’éteint. Il vomit, expulse l’intérieur de son estomac comme une poche qu’on retourne et rallume son flambeau à coup de baijiu.

Mon collègue pleure à ma droite. Il parle de son amie qui lui est si chère et qui va partir aux Etats-Unis ; il dit qu’en Chine l’école n’enseigne pas l’importance de l’amour ; il dit qu’elle est la première femme qu’il a eue dans sa vie ; il dit qu’il tient bien l’alcool, que ça ne lui fait rien, que son père détestait s’enivrer avec ses clients, que la vie est injuste, que le repas est bon et que, bientôt, l’automne sera là.

Il est 21 heures, heure archéologique. Notre avion pour Pékin s’est envolé avec trois places vides. Mon futur est incertain dans cette ville d’allumettes en béton et de visages en feu. Le client est devenu mon frère, un frère myope et violacé, sa femme est ma sœur, mon patron est son frère. Nous sommes une famille incestueuse et alcoolique. Nous échouons dans la mer noire de Taiyuan à la recherche d’un taxi, bras dessus, bras dessous.

Dans le taxi, mon client-frère est accroché à mon cou, il se félicite de m’avoir rencontrée, encense l’amitié franco-chinoise, et glisse une main sur mon sein gauche. Mon frère est ivre, je lui pardonne cet excès de familiarité. Nous filons dans le noir visqueux de la ville et sans savoir pourquoi, ni comment, nous finissons dans une ruelle où la nuit est plus profonde encore. Dense, écrasante, gluante, cette nuit de la Chine centrale nous impose un silence soudain et une peur ténue.

Il est 22 heures, heure d’antan. La femme de mon frère ouvre un chianti, des bières et du baijiu. Sa maison est un temple dédié à l’art, au thé et à la calligraphie.

Il est 23 heures, nous sommes cinq, assis autour d’une écorce de bois sur des tabourets ridicules. Un jury de figurines en terre arrosées d’eau bouillante nous fait face, prêt à déclarer sa sentence. Mon frère-client gît au sol, la bouche en sang, le verre d’un goulot de bière encore fiché dans ses lèvres charnues. Il a craché au sol un peu de liquide rouge puis s’est effondré dedans.

Sa femme, assise devant nous telle une déesse légère et impitoyable, compose avec ses mains graciles une danse. Elle verse des liquides fumants dans des tasses bleutées. Ses doigts sont les lianes exquises d’un arbre sacré, les rubans soyeux d’une étoffe balancée par le vent de notre souffle avide. Lascive, elle semble mue par une force étrange et surnaturelle. Elle a un sourire si beau que j’aimerais le toucher. Mon frère-client à moitié mort à ses pieds l’indiffère, elle veut séduire un autre membre de la famille, mon frère-patron.

Je suis jalouse. An Shi Qi, mon frère-collègue, me traduit parfois ses paroles : «Buvez, buvez, je veux que vous buviez avec moi !» L’autre femme, ma sœur-patronne, semble jalouse aussi. Mais sa soif n’est pas provoquée par le même être. Elle aime mon frère-patron.

Il est 23 h 20, heure impossible. Les doigts magiques, comme des petits poissons, embrassent les miens. Nos mains sont enserrées et dansent un ballet sur une piste en papier. L’encre noire se déverse sous nos pieds, créant des fleurs de lotus et des signes que je ne comprends pas. Mon index saignant marque le sol d’une empreinte écarlate irréversible. Ma compagne me sourit et je peux presque l’embrasser.

Il est minuit. Ma sœur-cliente, enchanteresse, tient ma main enserrée dans la sienne sous la nuit charnelle de Taiyuan. Ses doigts sont enchevêtrés dans les miens comme des morceaux de bois flottant échoués sur une plage. Déjà elle nous glisse dans un taxi, navire détestable. Depuis les rives, elle nous lance un adieu plein d’alcool.

J’ai dans la poche une figure d’argile qu’elle m’a donnée, aux oreilles longues, aux yeux perlés, qui est symbole de ma naissance ; Tu Zi, le lapin.