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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Amandine MELISA AGIĆ – Sarajevo n’existe pas

«Ici, l’ivresse est bon marché. La gueule de bois dure depuis bientôt vingt ans.» Il n’aura pas fallu longtemps pour voir naître une de ces improbables conversations sarajéviennes…

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À en croire la faune qui hante le bar où je passe cette fin de journée, l’adresse doit être dans tous les guides touristiques. C’est en tout cas un des repaires de tout ce que la capitale bosnienne compte d’expatriés, de voyageurs et d’artistes. Toute la ville connaît le café à la décoration baroque; et pour découvrir ses chandeliers délicieusement désuets et ses bricolages insensés, il faut trouver la flamme éternelle qui célèbre les libérateurs de la Yougoslavie, et se perdre un peu.

C’est ici que commencent les meilleures nuits, dans un bric-à-brac sans nom, entre aquariums, livres et autres tasses désassorties. Devant un fort café turc ou un espresso savant: mousse de lait et cannelle, toujours servi avec un verre d’eau où flotte une tranche de concombre, une feuille de menthe ou de basilic, on se fait avec un sérieux mâtiné d’ironie, des amis pour le reste de la nuit ou de la vie. La musique souligne les échanges, la lumière est tamisée. Il suffit d’un peu de patience pour rencontrer quelques Bosniaques en quête d’égarements joyeux. Mes interlocuteurs sont bavards et j’ai de quoi payer quelques tournées. Ils m’entraînent.

IVRESSE. En décembre, la nuit tombe tôt dans les Balkans. À 16 heures, entre chien et loup, on passe déjà à l’apéritif. En décembre, les nuits sont longues à Sarajevo; et heureusement que la bière est légère: les bulles égayent l’assistance et font jongler avec les mots. «Je ne voudrais pas avoir l’air d’exprimer une quelconque fierté nationale ou arrogance nationaliste, mais je crois que la jeunesse bosniaque est la plus triste d’Europe». À deux heures d’avion de Paris -comme on disait en 1994- l’avenir d’un petit état qui n’en a plus, la jeune génération de Bosnie, dont la moitié est au chômage, vit dans l’espoir de «retarder la prochaine guerre». Faire la fête, c’est retarder la prochaine guerre. Repoussons donc avec effusion et dignité.

Allons fumer un narguilé et boire du thé dans la vieille ville. En pleine Istanbul, dans une sombre pièce basse de plafond et chauffée à blanc par un poêle en faïence au rococo consommé, vautrée sur d’épais coussins brodés et entre deux ronds de fumée, je m’entendrai dire qu’il n’y a pas d’alcool dans le quartier. Une évidence. On ne «cherche pas de jambon dans une épicerie casher», et il suffit de quitter Baščaršija pour trouver de quoi relancer les confidences. Le narguilé fini, il faudra remettre les couches de vêtements, s’aventurer dans le froid et perdre l’allègre étourdissement du tabac fort.

La neige cache les impacts des obus qui constellent encore les rues, trottoirs et places de Sarajevo. Les murs portent la marque des balles, des rafales dans la moindre ruelle. L’oubli n’est pas une option. L’éclairage municipal, faiblard, et le pâle éclat de la neige font de cette promenade nocturne une expérience trouble et instable à laquelle s’ajoutent des souvenirs qui n’en sont pas, des souvenirs d’occasion, d’une guerre télévisée. Au coin de cette rue, une couverture antisniper, sur cette place un obus particulièrement meurtrier. Dans l’étrange et heureux mélange des époques, l’incongru rapprochement de Vienne et d’Istanbul, de l’architecture soviétique aux statues viriles de l’utopie titiste, Sarajevo oscille entre onirisme et anticipation, entre rêverie et dystopie.

Si tous les peuples de la région boivent le même tord-boyaux de prune, ils ont pris soin de donner différents noms à l’unique langue qu’ils parlent -et à l’ignoble boisson. Entre deux verres, mon interlocutrice ironise : «commande une šljivovica ou une rakija selon que tu veux paraître Serbe ou Bosniaque.» Je n’essayerai pas d’écluser à la vitesse de ces nouveaux amis que j’ai suivis jusqu’à un club de jazz, forcément souterrain et mal indiqué. C’est crasseux à souhait, enfumé comme de bien entendu et bruyant au-delà du concevable. À Sarajevo, tout le monde fume, partout, tout le temps -et personne ne s’en offusque. Je ne sais plus bien où nous sommes. Les larges avenues soviétiques et les petites ruelles sont propices à la désorientation. L’alcool commence à faire effet.

CONFINS. «Tout le monde dit que la Bosnie est une des frontières de l’Orient et de l’Occident. D’ailleurs, Sarajevo n’apparaît pas sur Google Maps. Sarajevo n’existe pas.» Il embraye : «Peu savent que nous avons repoussé les frontières de l’absurde. Pour ne pas coller notre carte d’identité sur notre front, il faut peser le moindre mot». Au-delà du prénom, le moindre détail peut dire la nationalité des habitants de Sarajevo. Les Serbes se saluent d’un simple «zdravo». Les Bosniaques lui préfèrent le«salam alaikum». « Alors pour être plus neutre, si on veut conserver un peu de mystère, il ne nous reste que le très formel dobar dan.» Je perds la suite du discours dans la musique et la torpeur radieuse de l’eau-de-vie.

«Attention aux stalactites qui se décrochent des toits. Tous les ans, plusieurs personnes meurent embrochées par de la glace. C’est encore plus con que de mourir assassiné par ton ancien voisin devenu sniper.» Les Bosniaques sont des équilibristes du paradoxe. Le premier des divertissements dans ce pays de théâtre et de cafés, c’est la conversation, et tant pis s’il faut parfois lui sacrifier la vérité, tant qu’il y a la grâce.

Sarajevo passe de l’ottoman à l’austro-hongrois en quelques pas. Nous retournons dans la vieille ville. La flamme éternelle ne s’est pas éteinte, les vendeurs ne sont pas encore installés sur le marché en plein air de Markale. Les cernes de mes compagnons de fête augurent des miens. Bras dessus, bras dessous, autant par amitié que pour conjurer les plaques de verglas, nous cherchons une boulangerie avant de nous échouer sur une des plus célèbres places de Sarajevo, Sebilj, devant un dernier café. L’appel à la prière retentit.