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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Stéphanie QUERITE – Entre ciel et terre, Bénarès

Auréole flottant au-dessus de son mythe, une queue dépassant de son raisonnement, Bénarès aurait pu me maudire, Bénarès aurait pu me maudire. Mais c’est en cette ville que je fus bénie. Mille fois j’entendis le mal qui se répandait sur son dos. Cent fois j’entendis le bien qui effleurait ses pieds. La ville entière incarnait le Rite, celui du passage à travers ses âges et nos trahisons. On pouvait s’y brûler, on pouvait s’y noyer, on pouvait s’y asphyxier, on pouvait s’y sacrifier. On pouvait aussi ne garder aucune trace au corps mais se couper l’esprit à chaque coin de rue. On pouvait également rester dans l’indifférence et le mépris, et le regret, du coup, à chaque coup, regrettant l’impassible. L’impossible étant énuméré, il fallait que mon corps chauffe, que mon esprit baigne, que mon âme respire et que mon être cicatrise. Tant de couleurs, d’insolites, de sordide, de grandiose, et d’infiniment pur. De la simplicité, beaucoup de paresse, de l’ingéniosité et de la singularité. Cette ville est une science fiction et je n’avais que trop peu de mots pour le dire.

Une certaine intimité, de douces couleurs et cet arbre immense où s’abritent les singes conquérants. C’est dans la rue des vendeurs de cerfs-volants et des faiseurs de boites d’encens que je m’introduis dans la vraie vie des citadins d‘ici, et c’est depuis le balcon de ma chambre d’hôtel que je commence mes explorations. L’interstice du dehors et du dedans, je resterai des heures sur ce balcon. En face, souvent des enfants, sur les toits ou les balcons. Les singes, toujours, que je vois grimper en famille sur les terrasses de nos voisins d’en face, chiper des fringues, se hisser jusqu’en haut, sauter à coté, en toute liberté, sans réelle agressivité. Le vendeur d’omelette qui s’installe vers 19 heures, pas trop loin de chez nous, je le vois exécuter des gestes rapides et précis : hacher les oignons, briser les œufs, battre le feu ou l’omelette, à la lueur d’une bougie. Le vendeur de cerf-volant d’en face, qui s’ennuie souvent et qui, dès la nuit tombée, allume sa radio et s’accroupit autour. Notre Santhoz de l’hôtel qui passe plus de temps chez l’épicière que chez nous. Les hommes qui s’arrêtent, s’assoient, discutent, et repartent une heure plus tard, ou bien restent tout le jour ainsi. La circulation, constante, ininterrompue, à roulettes, à pieds, à moteurs, à cheval. Les troupeaux de vaches qui traversent avec nonchalance les flux et remous, sans que rien ne les arrêtent. Imperturbables reines. La porte du placard, la porte du balcon, toujours ouverte sur l’extérieur.

Je marche. Au bout d’une rue, une autre, tellement nombreuses sont-elles, le Gange apparaît. Je stoppe net ma marche, surprise par l’effet au cœur de cette apparition. Comme lorsque tu croises par hasard l’homme dont tu es secrètement amoureuse. J’ai descendu lentement, très lentement, les marches du sacré. Et j’ai sacralisé cet endroit. Des hommes siègent paisiblement sur des nattes. Des hommes se lavent, se savonnent, se rincent dans le Gange, aux pieds du ghât1. Des personnes peignent sur des toiles allongées le décor qui pose face au soleil. Des vaches, des chèvres, énormes, des chiens, maigres. Des mendiants, chacun sur une marche, en un fil sinueux. Des barques, par centaine, qui attendent l’ascension des touristes, cameras à la main. L’autre rive, en face, au loin, pas si loin que ça, je pensais plus loin, et son désert, son vide, son rien. L’autre coté, l’autre rive. Et toutes ces histoires indéchiffrables. Et tellement d’insolites à figer, de beautés à conserver, de couleurs à transporter. Je continue pas à pas, doucement, jusqu’à l’autre ghât. Des enfants à cerfs-volants, des vaches qui descendent gracieusement les marches, les vendeurs de tchaï et les curieux.

Je m’assois sur une marche et je lis une histoire du livre de Catherine Clément, Promenade avec les dieux de l’Inde. Chaque jour, une histoire ; chaque jour, un ghât. Un petit garçon m’écoute, attentif : « Tous les indianistes le diront, vingt ans de fréquentation de l’Inde ne suffisent pas à la connaître et d’ailleurs, quand on est spécialiste de l’Inde et qu’on est confronté à une énigme indienne, la seule réponse plausible tient en deux mots, « ça dépend ». La déesse Kali a-t-elle huit, quatre ou deux bras ? Ça dépend. Parmi les avatars de Vishnou, faut il compter le Christ ? Ça dépend. Le crâne de Brahmâ est il resté collé à la main de Shiva ? Ça dépend. De l’endroit, de l’époque, des forces en présence, de la flexibilité de la queue de la vaches. Ce pays est si vaste, si divers, qu’en généralisant, on a de bonnes chances de se tromper ». Alors, gare aux singes, aux grimaces, gare aux similitudes. Quand le lien entre l’homme et l’animal refait surface, c’est un fleuve que l’on sacre en descendant les marches de notre rationalité.

Je poursuis mon chemin, au Nord. Le soleil tape fort et les marches se vident. Les ghâts, côte à côte, jusqu’au bout, au loin, derrière la brume, le brouillard, la fumée, qui bouchent la vue au-delà du pont ferroviaire qui a permis mon entrée, il y a quelques jours, en cet univers suspendu. Chaque ghât dévoile son histoire, sa spécificité, sa dédicace, son temps, ses blessures. Aucune ligne, aucun segment, rien n’est droit, tout tordu, aucune platitude, tout se découpe, tout est cubique, tout est arrondi, rien n’est géométrique. Un chaos logique et perturbant, des dimensions divines et grotesques.

Puis, le calme, peu à peu, et le bruit, les bruits, de l’eau, du monde. Manikarnika ghât. C’est ici que tout s’adoucit, bizarrement. L’harmonie des couleurs et des sensations, les balcons, maisons et autres bâtiments de couleur boisée, quelques touches bordeaux et l’orangé de la lumière. Les tas de bois, bûches et bûchettes, empilés, entassés, rassemblés, divisés. Une famille, des familles, des bûchers, de la fumée. Un regard impudique et le silence s’installe. Il y a foule, morts et vivants. Sur le balcon, mes mains posées sur la rambarde, elles chauffent, brûlante, il fait chaud sous le soleil de 15 heures. Il fait chaud, mais la chaleur ne vient pas de là-haut, elle vient d’en-bas. Elle vient de la combustion de tous les corps. Les brancards arrivent à la queue leu leu. Embouteillage, des corps attendent patiemment leur tour, posés sur l’escalier. Huit bûchers, constamment alimentés en bois par les doms. La fumée, les fumées, couvrent le tout. Seulement des hommes. Je suis la seule femme et ma jupe est balayée par le souffle, l’air du fleuve, l’appel du nirvana. Les corps sont posés sur les bûchers et s’enflamment lentement, doucement, sensuellement. Est-ce morbide de trouver ça beau ? La fumée me pique les yeux et je pleure. Une heure après, le corps que j’observais n’est toujours pas réduit en cendres. Je pars.

Je plonge dans la vieille ville en prenant une ruelle étroite. Quelques pas plus loin, une vache bloque le passage. J’attends que Madame se déplace légèrement. Pour vous dire à quel point elle est grosse, ou comme la ruelle est étroite. Ça dépend. Plus j’avance, moins les ruelles sont larges, et plus la lumière s’estompe. Un étrange sentiment. Le sentiment d’être perdue, d’être dans un labyrinthe. Les ruelles se divisent à l’infini, se séparent somptueusement. Des rues impasses, no way, demi-tour. Où vais-je, qu’est-ce que je cherche ? La surprise. Là, là, là, encore ici, partout, demi-tour, encore, à droite, à gauche. Je ne pense même pas à lever la tête au ciel tellement. Tellement je ne sais pas où je suis. Ce n’est même pas une question de direction ou de sens, c’est une question d’époque, de phénomène, de relief, de culture, de conscience. C’est parfois glauque, parfois magique, parfois magnifique, parfois dégueulasse. Ça pue les ordures, ça sent bon l’encens, une odeur de merde, une effluve de jasmin. Des princesses, des clochards, un singe, un arbre, le son d’une flûte, des cadavre de cerfs-volants, un jeu de piste à la recherche d’un restaurant, des militaires aux regards pervers, le sourire d’un sâdhu, un étalage de shilom, la soie, la soie. J’ai le vertige. J’aime cet endroit et ses oscillations électriques. J’ai peur, j’ai froid, je souris, je souffle, je crains, je goûte, j’aime, j’aime, j’aime. J’achète une fiole de parfum.

J’ai marché ainsi trois semaines durant, au hasard de mes pas, sans but précis. J’ai marché sans jamais m’habituer à la ville, vaste territoire sans axe ni case. Et je ne me suis jamais lassée. La fête du cerfs-volant s’approchait et toutes ces mouches multicolores venaient remplir le ciel autant que le sol. Je ne savais plus où donner de la tête et l’excitation montait, montait, battait dans le cœur de la cité. Le lendemain, je partais, mais encore une balade, encore une que je m’impreigne à jamais.

J’ai marché dans cette rue familière et je l’ai retrouvé singulière. Comme la première fois. Comme si tout me surprenait à nouveau. J’ai marché lentement, presque avec nonchalance, laissant balancer mes hanches. Mon châle en un voile sensuel imitant les ondulations de mes émotions. C’est la dernière fois que je traverse cette rue. Elle était raccourcie, je la sais passage secret. Je pense à ce qui manque pour compléter mon récit. Les odeurs. J’inventerai le récolteur d’odeurs et personne ne me croira. Je resterai seule et hindou, seule folle à crier sur le Mont Ventoux que ce que j’ai ressenti était réel. Et le vent emportera mon supplément d’âme.

J’ai vu cet homme, là tous les jours, celui qui repasse les chemises des autres au fer fourré de braises, je l’ai vu me sourire et me dire au revoir en secret. J’ai vu les murs tapissés de galettes de bouse de vache, que les femmes forment le matin pour les cueillir sèches le soir et ainsi pouvoir faire le feu, le feu nécessaire à leur survie. J’ai vu les tas d’ordures que je contourne, inconsciemment comme je respire, et j’ai senti à plein nez l’odeur universelle de nos détriments. J’ai vu les singes suspendus aux arbres, les singes assis sur les murets, les singes traversant la rue sur des fils électriques, les singes arpentant les toits, les singes observant les hommes, les singes imitant nos gestes, les singes criant nos erreurs. J’ai vu ce vieillard assis au sol, entouré de fleurs, qu’il vend, qu’il donne, qu’il offre aux pieds du temple. J’ai dit « Namaskar » au petit vendeur de pâtisseries, assis en tailleur, près de sa boite à sous. J’ai salué de la main les femmes au balcon me disant « Hello » en pouffant de rire.

J’ai marché et j’ai traversé des siècles et des saisons de traditions et de respect, de religion et d’histoire, de guerre et de paix. Le ciel était violet, rose et orangé. Il y avait l’Inde et le Gange, la fête et les sâdhus, mon être et sa transparence, mes pieds sales et leurs pieds nus, mes pieds indiens et nos pieds craquelés, fissurés, suspendus aux fils élémentaires de ces oiseaux de papier. La tête à l’envers, les pieds tournés vers le divin, ainsi captifs de notre obéissance, aussi fous que le vent, sans langue ni raison, juste les yeux pour effleurer l’inconsistance de cette atmosphère étrangère. « Bakaté! », la ville entière crie « Bakaté ! ». Insistez sur les « a » et se révèlera la puissance.