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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Sarah MODDE – Piatigorsk, ville du Caucase Russe

SarahModde

Il y a deux ans je suis partie. Et je ne suis pas encore revenue. Mais de temps en temps une pause s’impose pour compter ses orteils et assurer sa prise dans le cours de la vie. Je suis arrivée un peu par hasard un matin de septembre dans une ville à deux jours et une nuit de train de Moscou. Direction plein Sud. Le Caucase. Ce bout de terre entre la mer Noire et la mer Caspienne, cerné par des montagnes au sud et par l’écrasante Russie au Nord. J’allais la bas, lourde d’à priori, peuplée d’inquiétudes, mais aussi de l’immense joie d’être enfin en Russie, après toutes ces années d’attente. Le jour de mon arrivée, au début du mois de septembre, il faisait une chaleur à crever, et mes cinquante épaisseurs prévues pour survivre à un hiver sibérien ne servaient qu’à éponger ce trop plein d’été. C’était l’année des incendies, l’année où Moscou brulait de nouveau, comme un écho railleur de la déconfiture lointaine de Napoléon, et je m’attendais à voir une terre calcinée, ponctuée d’arbres tordus. Mais tout était calme, endormi, baigné dans la torpeur d’un automne doré. De longues plaines d’herbes jaunes, et puis soudain, au loin, la promesse de montagnes. Et enfin j’entrais dans ce royaume, gardé par le sommet de la ronde Machouk, et les cinq têtes du Bechtau. J’étais arrivée à Piatigorsk.

Imaginez vous un immense bazar. Rajoutez y une touche d’invraisemblable et vous y serez presque. Un peu comme si un enfant avait passé l’après midi à construire une ville en mélangeant légo carrés, et maisons de poupées délicates, avant de secouer un peu le tout, agacé, et de l’accrocher la tête en bas. Parce que la première chose qui frappe le touriste aux mollets citadins, c’est que Piatigorsk est une ville sacrément en pente. Et une Caucasienne ne sortant jamais sans ses talons, il a été décidé de briser l’élan des rues grâce à des marches. Des centaines de marches. Qui grimpent et dévalent, s’effritent, se désagrègent et sont petit à petit rassemblées, au fur et à mesure des saisons. Ne vous y trompez pas, s’il fait chaud en septembre, nous sommes toujours en Russie, et avec l’hiver arrivent matins gelés et chutes de neige qui grignotent inlassablement l’architecture et transforment les passants en patineurs plus où moins artistiques.

Au cours des mois alors que mon russe rouillé s’étirait, baillait et bourgeonnait de jour en jour, je me suis enfoncée dans l’histoire de la ville. Il suffit pour cela de suivre le serpentin des rues, de lire les dates sur le fronton des élégantes bâtisses de briques, vestiges d’une époque où Piatigorsk était la cote d’azur de la noblesse Pétersbourgeoise. Tous les grands sont venus un un jour au l’autre, par train où par troïka, soigner leurs rhumatismes et leurs âmes douloureuses, leurs pieds las des danses de la cour, dans les eaux puantes et miraculeuses de cette côte sans mer. Pouchkine s’est inspiré de l’air de ses montagnes, Lermontov s’y est exilé, et a choisi d’y mourir, en duel, comme tout poète russe qui se respecte. Leurs mots sont partout, et se mêlent à la culture plus ancienne de la région. Celle des Adigues, des peuples bergers, coiffés de hauts bonnets poilus, poignards et bottes de cuir dissimulés sous leurs capes gigantesques. Des hommes et des femmes en communion avec leur terre, gardiens de langues et de coutumes déjà vieilles quand la jeune Russie faisait ses premiers pas. J’ai compris pourquoi les longs doigts avides de Moscou tenaient serrée de près la gorge de cette langue de terre. Comment se séparer d’une telle merveille de sources chaudes et d’épices ? Comment laisser partir une terre fertile, qui a su garder son histoire vivante sous le rouleau compresseur du communisme ? Alors pour que la paix règne dans ce coin d’empire, on couvre la ville de cadeaux, on y construit des fontaines, des fleurs par paniers entiers fleurissent la sinistre mairie, des concerts d’amitié entre les peuples sont organisés à tour de bras pour rappeler l’importance de la langue russe, sans laquelle toute la région serait une mosaïque changeante. Malgré cette cour assidue, Moscou reste un amant sournois, à l’image d’Yvan le Terrible, qui après avoir épousé en troisièmes noces une beauté de la région, l’empoisonna tout doucement.

Si vous attendez un petit peu, la cathédrale détruite sous le communisme sera peut être prête à vous abriter pour la longue messe de pâques. Quand je suis repartie sur la route l’été dernier, ses coupoles brillaient déjà au soleil, régnant sur un squelette de poutres. Mais si vous attendez trop longtemps, j’ai peur que des vieux sanatoriums qui n’en finissent plus de s’écrouler, ne restent que quelques briques jaunes. La végétation n’aura fait qu’une bouchée des huttes des camps de vacances soviétiques, fermés fautes de moyens. Et l’entrée du superbe vieux cimetière abritant des générations oubliées, négligées, n’ouvrira plus que sur une vaste prairie hantée de lapins et d’écureuils. Par contre je suis certaine que le long des rails du tramway brinquebalant, la petite blinnaia sera encore ouverte. Et que votre commande sera prise par le même arménien sans âge, coincé entre ses deux bretelles, avant d’être criée à l’armée de babouchkas s’affairant dans la cuisine. Au moment de payer, chacun de vos blin sera additionné sur un vieux boulier, mais même en mangeant comme un ogre le total ne dépassera jamais une poignée de roubles. Les sourires dorés des paysannes du marché n’auront rien perdu de leur éclat, et sans chercher à vous tondre la laine sur le dos, elles vous glisseront une pomme de plus en échange de la main de leurs fils. Et surtout, vous pourrez dès la fonte des neiges, vous élancer à la conquête des sommets du Bechtau, et de là haut, les jambes coupées par l’ascension, vous pourrez rire de bonheur, enivré d’espace et d’altitude, et contempler en frissonnant les vagues de Piatigorsk, s’étirant à perte de vue.