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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Raphaël CZARNY – Un quartier de Reims

RaphaelCzarny

On se rendra compte, une fois assis à l’une des deux terrasses de la place du Forum, qui marque l’un des centres informels de la cité, que Reims, première ville de Champagne-Ardennes, comprend parmi sa population un nombre relativement élevé de jolies jeunes femmes. Pour peu que l’on soit fondu de sociologie de comptoir, on dira que ces jolies jeunes femmes en Ray-Ban Wayfarer semblent majoritairement originaires de Paris, tant elles ressemblent à celles qui peuplent les cafés du Vème ou du VIème arrondissement parisien. Précisons : la terrasse du « Edgar », bistro qu’on qualifierait volontiers de bourgeois-bohème si le terme n’était pas aussi connoté, semble légèrement mieux lotie que sa rivale, celle du « Général », bar-tabac de qualité.

On retiendra également que Reims compte parmi ses habitants un pourcentage tout à fait significatif de punks à chiens – encore que certains punks n’aient pas de chiens –, et que ceux-ci se concentrent tout particulièrement au nord-ouest de la place du Forum, dans la rue du docteur Jacquin, entre le daily Monop’ et le Monop’ lui-même – sans doute parce que ces deux magasins aux prix plutôt prohibitifs sont fréquentés par une clientèle suffisamment aisée pour céder avec un sourire poli une petite pièce, quelques cigarettes voire, pour les plus enthousiastes, une ou deux bouteilles sorties d’un pack de bière premier prix.

Le trajet qui mène de la gare de Reims à la place du Forum forme une sorte de « L » dont la barre verticale, légèrement inclinée, fait de l’intersection entre les deux segments un angle légèrement obtus : à cet endroit se trouve la mairie, de style Renaissance, bâtie au 17ème siècle et complétée au 19ème, incendiée en 1917 et reconstruite entre 1924 et 1927, munie d’un assez joli beffroi sous lequel Louis XIII, à cheval comme il se doit, regarde vers l’horizon. La place de la Mairie n’a presque aucun intérêt, à part la Mairie, son parking, et trois magasins de pompes funèbres. En vitrine de l’un d’entre eux, Christophe B., croque-mort avenant aux cheveux poivre et sel, voudrait que vos obsèques se déroulent comme prévues.

Pour rejoindre la place du Forum et enfin vous asseoir aux terrasses où se trouvent les jolies jeunes femmes, prenez donc la rue Colbert. Le grand homme est né à deux pas d’ici, mais la maison où il vit le jour n’existe plus : au rez-de-chaussée, c’est une agence d’intérim « Adecco », devant laquelle vous pourrez songer à la politique économique et navale de la France du Roi-Soleil. Parvenu au milieu de la rue Colbert, vous êtes sur la place du Forum. Si vous continuez votre route le long de la barre horizontale de ce « L » tordu, vous arriverez sur la Place Royale, au milieu de laquelle se dresse une statue en pied, en toge et en bronze de Louis XV, « le meilleur des rois ». La Place Royale fait indéniablement penser, par son pavement et son architecture classique, à la Place Vendôme, à ceci près que vous ne trouveriez certainement pas sur les côtés de la Place Vendôme, un magasin « Leclerc Jean’s », un bar-tabac et des agences immobilières. Si on se fie à ce « L »-là, on en déduira peut-être que Reims ressemble vraiment à Paris, en plus modeste ; comme une vitrine ironiquement réduite de la capitale. On n’aura pas tout à fait tort.

La ville serait probablement tombée dans un anonymat relatif sans un certain héritage historique, ses loyers presque bon marché à moins d’une heure de Paris, et la vitalité de sa scène culturelle. On ne semble pas trop s’y ennuyer, si l’on en juge aux grappes de jeunes filles et de jeunes garçons qui, le soir venu, par les petites rues et les grandes places, font montre de leur mobilité géographique, se rendant à telle soirée de l’autre côté de la Marne, à tel concert derrière la cathédrale, dans ce petit bar hard-rock dont les toilettes se trouvent à droite, dernière porte à gauche. Alors la ville s’agite, du moins hors de ce presqu’« L » qui semble s’assoupir passées vingt heures.

Car ce quasi-« L »-là vit le jour ; et, la nuit, il ne s’y passe plus grand-chose, notamment du côté de la gare. On le sait, ou on l’espère, les environs d’une gare la nuit sont généralement assez agités, même dans les villes de province les plus mornes ; tel n’est pas le cas à Reims, où il vous sera extrêmement compliqué de converser avec quiconque, et encore plus de faire des affaires entre dix heures du soir et six heures du matin. Dans le quartier de la gare, sous le parvis de laquelle passe la N44, cohabite en parfait accord le tout-venant des quartiers de gare : deux hôtels internationaux de seconde classe, un nombre considérable de loueurs de voitures et une auto-école, l’autoproclamé « n°1 mondial du vitrage automobile », Socrif, « mon partenaire financier » dont les clients seraient satisfaits « depuis quatre-vingt-dix ans », plus loin un troquet un peu louche (le Thiers, plus riant en plein jour) et un bar-club beaucoup plus louche, le Jockey (« pour tous paiements par chèques, un contrôle systématique par Minitel sera effectué »), Jockey qui n’accepte aucune personne « fatiguée » – les guillemets sont d’origine – chez lui. Entre le boulevard Joffre – la N44 – et le boulevard Foch – d’où part vers la mairie la rue Thiers, barre verticale de ce fameux « L » – s’étale un vaste espace arboré, du genre parc refait à neuf, qui porte le nom original d’ « Allée des 7 et 8 mai 1945 », et dont seul un banc est occupé, en l’occurrence par Michel, vagabond de son état.

On peut supposer que, juillet venu, la jeunesse du coin – la vraie, pas celle qui arrive de Paris, occupe les terrasses de la Place du Forum et prioritairement celle du « Edgar » – vient passer la nuit sous la statue de Colbert par Eugène Guillaume, et que les mégots et les bouteilles d’alcool recouvrent les pelouses. On peut espérer que la fête foraine attenante est plus joyeuse les soirs de canicule, et qu’y rôdent les policiers pour l’instant retranchés, à deux pas d’ici, dans leur hôtel de police ; mais nous sommes en mars et, comme le dit Michel, qui en profite pour taxer une cigarette, « y’a quand même un sale vent à dormir chez soi ». Contrairement aux vagabonds, les punks à chiens et les belles jeunes femmes en Ray-Ban Wayfarer doivent aussi avoir un chez-eux où passer les soirées hivernales.