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Pierre DUBOUCHET – Ashgabat, ville de l’amour

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Ashgabat est une ville silencieuse, du moins on le croyait. Ce qui fait du bruit, c’est le crissement du briquet de l’étranger allumant une cigarette interdite dans la rue. Ce qui n’en fait pas, ce sont les innombrables travailleurs qui, dans un ballet irréel, servent un État fantôche : balayeuses colorées en vestige de fête villageoise, agitant de grandes hélices de poussière ; polisseurs de fontaines triomphales sans spectateurs. Les bâtiments sont unanimement gouvernementaux. Ils flottent loin des trottoirs, loin des grilles en fer doré. Leurs coupoles sont rêvées. Ashgabat, c’est une nécropole, c’est Persépolis. Ses ruines seront grandioses dans mille ans, après un énième tremblement de terre ou le passage d’un ennemi qui ne vient pas.

L’été, le jour dure infiniment. L’air est bouillant, arrivant par l’est depuis le Karakum, désert gris. Les avenues deviennent irrespirables, l’absence de vie intenable. Par moment, quelques échos semblent annoncer une délivrance, une présence amie, mais à mesure de leur decrescendo c’est bien l’inquiétude qui s’impose.

Le soleil bute sur les bâtiments, leurs vitres sans fond et leurs frises aveuglantes, les métaux en éruption. Le regard, dominé, en échec, se raccroche à quelques lignes de bitume. Il n’y a pas de panneaux. Les noms de rues sont espacés de plusieurs centaines de mètres – parfois, ils ne changent pas du tout. Régulièrement s’élèvent des autels à la victoire, des cénotaphes, mais à qui ? Ils sont la nature inexistante d’Ashgabat, ils surgissent spontanément, personne n’y paie attention.

Dodo nous expliquait plus ou moins cela. Dodo était un badge orange, ennemi des badges bleus, ceux de Polimeks, la multinationale turque rivale. Dodo en savait peu, mais racontait volontiers. « ‘voyez, ici c’est Polimeks. Ici, un chantier Bouygues, là, Bouygues. Ici ? Une autre boîte, on dirait, mais en réalité c’est nous… ». Ce que les colossaux murs de granit et de marbre ne cachaient pas, les plaques de chantier l’obstruaient entièrement. Changer la ville pour changer la vie, ce n’étaient pas de vains mots à Ashgabat. « Bouygues, Bouygues ! », qu’il continuait à clamer en martelant son casque de chantier orange, et

« Bouik ! Bouik ! » répondait le chauffeur de taxi turkmène avec enthousiasme. Bouygues mettait la pétée à Polimeks au rugby de manière hebdomadaire, sur un terrain volcanique qui causait de vilaines plaies.

Surtout, un jeu terrible se jouait en sous-main. Un manège de prestidigitateur, sans aucun bruit, un tour étonnant à base de feuilles de papier dactylographiées, qui se téléportent de halls de réception en couloirs, de bureaux en interminables sous-sols, où ils disparaissent à jamais de la vue. A force de poignées de mains, de regards obséquieux et de claquements de talonnettes, des palais, des hôtels, des ministères apparaissent. On construit le sens par sédimentation ; le faste inouï de chaque nouveau complexe souligne la banalité du précédent.

Au Turkménistan, le président Berdimukhamedov est partout, même sur les bouteilles de vodka. La fête ne commence pas tant que deux Berdimukhamedov ne sont pas tombés, c’est ce qu’on dit là-bas.

Privilégiés que nous étions, ce fut le premier – et dernier – Turkmène que nous avons vu. Entre temps, on a surtout vu dans quels coins la vie allait se planquer à Ashgabat. Sans doute l’atmosphère générale du pays, l’ennui certainement, la torpeur, l’administration ubiquitaire avaient contaminé nos amis. Nous n’étions pas à Barcelone ou à Dublin, à enquiller les bières sous la musique trop forte : avec Dodo, Lolo, et Berdimukhamedov, c’est un contrat que nous avons signé, à la vie à la mort, l’engagement irréfragable qu’on allait se mettre très lourd, très vite et très longtemps pour défier cet État mort, pour emmerder Bouygues.

« Ashgabat, ville de l’amour ! » (c’est l’étymologie exacte), beuglait déjà Dodo.

Personne ne va jamais au Turkménistan. Une réception organisée mollement pour célébrer un VRP devint l’exutoire des masses de l’étranger. La salle de réception, moche, rétro-soviétique, avec les inévitables murs en marbre qui se penchent sur vous avec reproche. Dodo beuglait et bénissait la foule de ses grands moulinets de flûte à champagne. « Polimeks, traîtres panturcs ! Panturquistes ! Entrave à la concurrence ! ».

Diatribe intarissable. « On me censure! On veut me censurer ! » fut son refrain dans le taxi, puis il effectua des danses de protestation dans une boîte où la musique trop forte l’empêchait de poursuivre. A nouveau, Berdimukhamedov.

Enfin, ce bar clandestin qui se trouvait en périphérie, dans une grosse kroutchëvka1à laquelle nos yeux russes étaient habitués. Le type frappa au carreaux d’une porte et on nous laissa entrer dans une salle à banquets, qu’on affectionne par ici en toute sorte d’occasions. La pièce déroulait, mais derrière un rideau, puis une porte capitonnée, il nous conduisit dans un petit réduit dénué de fenêtre, truffé d’écharpes de foot.

Heureusement pour la suite, nos yeux n’avaient eu le temps de s’habituer ni à la sobriété, ni à la clarté, et encore moins à la normalité. Une vingtaine de visages se tournaient vers nous, hagards, bleus, bleus comme des types de Polimeks. On interrompait un très long voyage, on ouvrait la porte d’un container étouffant, qui voguait depuis tellement longtemps que ça ne comptait plus. La vodka était servie en petites carafes translucides et non en Berdimukhamedov, signe que nous évoluions à présent dans des milieux hautement révolutionnaires.

Ainsi s’achevèrent deux jours à Ashgabat, engagés trop lentement, terminés brutalement, avec grand bruit. Une tornade furieuse d’orange et de bleu, un dernier coup de Berdimuhamedov, un taxi par mégarde, et c’est Türkmenabat, à 70 kilomètres de l’Ouzbékistan.

1Barres d’habitation standardisées, développées dans les années 1960 et nommées d’après leur initiateur,Khrouchtchev.