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Pauline SOUDANNE – En attendant Creil

Au bout du RER D, dans ce que la SNCF appelle la « hors-zone », se trouve un ciel orageux, une gare ouverte à tous les vents et des maisons tristes. Voici Creil, petite ville perdue danse la grande banlieue parisienne.

En attendant Creil (Orayan)

En attendant Creil (Orayan)

A Creil tout est gris. Même les fleurs. Toute la ville se déploie dans une monochromie désespérante, absurde et implacable. Du ciel, il n’y a rien à attendre si ce n’est une pluie fine et moite. Pas plus de salut à l’horizon : les trains n’arrivent jamais à l’heure. Ici, les vieux ont perdu des illusions que les jeunes n’ont jamais eues. Ici, le sens est comme la ville : en périphérie. Pour s’en convaincre, il suffit de chercher un centre. Et de n’en trouver que des bris. La République ? Elle se dérobe à ceux qui empruntent la route principale et trône, solitaire, au fond d’un parking en bordure de l’Oise. Pour la voir, il faut monter sur le pont et se pencher un peu au-dessus de la masse boueuse. La gare ? Elle se fait appeler « parcotrain », ce qui ne présage rien de bon. Son entrée est flanquée d’un arc qui n’a rien à voir avec le triomphe. Au loin, le « Plateau » et ses barres d’immeubles font office d’Elysée. Quant à la « plus belle avenue », c’est une rue sans caractère où ne subsistent que des banques et des opticiens. Pourtant, l’argent manque et il n’y a rien à voir. Même le canard végétal qui faisait figure d’emblème de la ville s’est tiré. Pendant 20 ans, le monstrueux volatile au corps de mousse a siégé près du pont. L’été, les pétunias lui faisaient des yeux de call-girl. Et l’hiver, ce n’était plus qu’une masse informe et ridicule. Qui donc pourrait vouloir demeurer ici, même une nuit ? A voir les volets clos des deux hôtels miteux, personne. Dans cette ville, seuls les jouets gardent le sourire. Et il faut être un jouet pour sourire alors qu’on occupe la vitrine d’un magasin fermé.

Entre-deux

Pour ne pas désespérer, le mieux est de se planter devant une des nombreuses agences immobilières. Là, en A4 et en couleur, s’étale ce à quoi tout le monde aspire : partir, quitter cette ville, la voie 2 et ses chewing-gums écrasés. Quand l’attente laisse place à l’ennui, quand le vent se fait trop glaçant, l’esprit n’a d’autre choix que de se réfugier dans la gomme écrasée. Le monument aux morts de la SNCF aurait pu constituer une alternative. Mais là encore, quelque chose a déraillé. Les deux premiers noms de la liste ne respectent pas l’ordre alphabétique. Et Lucien se retrouve avant André. Qu’espérer quand même les morts ne sont pas organisés ? « L’orée du Parc » est en bordure de route, le « Romantique » donne sur le chantier de la piscine, le « Convivial » est le lieu de tous les jurons alcoolisées : de tant d’absurdités, il faut se faire une raison. Ainsi, il devient moins improbable d’entrer dans une boulangerie qui porte le nom de « Wok » parce que la vieille enseigne n’a pas été démontée. Ainsi, il devient plus acceptable de se retrouver bloqué au milieu d’un rond-point qui en fait est un terre-plein sur lequel tout le monde roule. Ainsi, il devient moins triste de s’arrêter devant une boutique sale et défraîchie qui porte le nom de « Chic parisien ». Ainsi, il n’y a plus rien d’étonnant à s’acheter un pull dans un snack qui occupe seul ce qui devait être une galerie marchande. Ainsi, l’énorme pancarte « échappement » fixé au beau milieu d’un long mur gris prend du sens.

A Creil, les cheveux des femmes sont décolorés, les visages fardés et les yeux éteints. Les garçons portent des faux diamants aux oreilles et les hommes marchent sans conviction vers des destinations qui n’en sont pas. Le samedi, toute la ville se déplace dans l’immense zone commerciale. Le rêve, même discount, est accessible à pied. Dans les allées, on parle toujours de la fin du mois. Même quand on est le 3. Les haut-parleurs peuvent cracher toujours plus fort leur musique, on entend toujours la caissière annoncer le prix à payer. Sur le chemin du retour, on passe devant « Edouard Manet ». Personne n’y a jamais prêté attention. Après tout, c’est un immeuble comme un autre. Sale et triste. Parfois, des gosses jouent sur ses pelouses râpées. Quand on a 10 ans, une partie de foot vaut tous les déjeuners sur l’herbe. Selon le slogan choisit par la mairie, « Creil, c’est maintenant ». Mais du passé, il ne reste que des lambeaux et de l’avenir aucun signe. Les usines ont fermé et les maisons d’ouvriers ont disparu derrière les immeubles. Désormais cet héritage est « à vendre » ou « à louer ». Pourtant, tout le monde sait que les louanges ne servent plus à rien. On a eu beau espérer, rien n’a changé : l’été, les fleurs de prunus finissent toujours broyées sous les roues des voitures.

Dans le train qui mène à Creil, des gens regardent dans le vide quand d’autres se battent. Certains se sont résignés quand d’autres espèrent encore. La gare est toujours annoncée bien avant qu’elle n’apparaisse à l’horizon. Ainsi tout le monde à le temps de remballer ses rêves et de décocher un dernier coup de poing à son voisin. J’ai longtemps espéré que cet arrêt ne soit pas ma destination. Mais un terminus ne se discute pas, alors je descends. Sur la voie 2. Et tout en observant les formes que dessinent les chewing-gums, je rêve d’orages, de couleurs et de poésie. Je rêve d’ailleurs.