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Odile MAZILU – Petit peuple d’Istanbul

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Il est cinq heures dix-neuf quand le chant du muezzin vient chatouiller mes oreilles. Chaque matin, la mélodie éraillée crachée par les haut-parleurs des mosquées enclenche le même rituel dans mon corps assoupi : petite secousse parcourant mon oreille droite, vaste bâillement, étirements. Je suis prêt à me mettre en route.

Le soleil, lui, fait le sourd. Istanbul dort encore sur ses deux oreilles Europe et Asie. Le Bosphore reprend son souffle avant une longue journée de labeur : ferrys, cargos, navires militaires, yachts et vedettes touristiques viendront strier tout le jour sa surface bleue sous le ciel bleu. L’agitation extrême qui anime en permanence cette ville m’a toujours laissé perplexe. Les hommes d’ici vivent en mouvement perpétuel : s’ils ne travaillent pas, c’est qu’ils vendent, qu’ils achètent, qu’ils s’interpellent, qu’ils mangent, ou bien c’est qu’ils effectuent le périple quotidien du foyer vers le lieu de travail, en voiture, en bus, en funiculaire, en bateau – et souvent tout cela à la fois, dans un enchaînement étourdissant.

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Pour ma part, je me plais à déambuler dans les rues d’Istanbul sans raison particulière. Je suis aimé de ses habitants et il me suffit en général de demander quelque chose pour l’obtenir. J’aime observer les allées et venues des hommes mais j’évite de me mêler à cette masse grouillante, qui s’écoule sans discontinuer dans les artères d’asphalte de la rive européenne. On dit que la rive orientale n’est pas beaucoup plus calme, mais je ne pourrais pas le jurer sur le Coran, car j’avoue ne m’y être jamais aventuré… Je vous y verrais bien ! Traverser l’un des deux ponts longs de plusieurs centaines de mètres, suspendus entre deux continents et parcourus par huit lignes de voitures – très peu pour moi. Plus d’un y ont déjà laissé leur peau, à vouloir défier des chauffeurs échauffés par les embouteillages quotidiens.

Se promener à Istanbul a ceci de fatiguant que la ville est comme parcourue d’un spasme immense. L’horizontal n’a ici rien d’évident. Mille et une marches grignotent l’escarpement pour tenter de rendre praticable un terrain qui imperceptiblement se meut. Bien sûr, êtres éphémères que nous sommes, ni vous ni moi ne percevons ce vaste tortillement de la terre. Mais je sais de source sûre que la belle alanguie aspire depuis toujours à plonger toute entière dans le Bosphore, à goûter les flots rafraîchissants des Dardanelles ; ce n’est qu’une question de temps. Le promeneur n’a donc pas le choix – monter et descendre, remonter et redescendre…

Bien que je sois plutôt bon marcheur, je ne m’éloigne donc pas sans bonne raison du quartier qui m’a vu naître. Ortaköy, petit village ottoman au flanc baignant dans l’eau, regorge d’échoppes alimentaires de toutes obédiences, et surtout de touristes prêts à partager gracieusement leurs mets. Mais voilà : les pêcheurs et leurs seaux remplis de poisson frais y sont trop rares à mon goût, et je dois donc bien me résoudre, de temps en temps, à affronter ma paresse et rejoindre leur place forte. C’est vers le pont de Galata que je dirige alors mes pas.

A mesure que mes trottinements me rapprochent de la Corne d’Or – où le Bosphore pénètre comme un ongle dans la ville, donnant son nom légendaire à l’enclave – je m’éloigne des boulevards et de leur flot continu de véhicules pour m’enfoncer dans les collines de Cihangir. Des ruelles, soudain très calmes, serpentent au milieu d’antiques maisons ottomanes qui grincent sur mon passage. Les plus vétustes d’entre elles sont le meilleur endroit pour une bonne sieste, car elles sont généralement désertes : les incendies et les séismes les ont plongées dans un assoupissement que personne, semble-t-il, ne songe à déranger.

Quand j’approche enfin de la Corne d’Or, l’odeur des poissons frais et de leurs frères délicatement grillés se fait plus précise. Les mouettes affamées piaillent à envi et heurtent mon ouïe fine. Je leur lance mon regard le plus mauvais et décoche, à l’occasion, un coup de patte bien placé.

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Les rues de Cihangir plongent les unes après les autres en direction du port de Karaköy. Le «village noir » regorgeait autrefois d’êtres de mauvaise vie, marins et femmes aux mœurs légères dignes de la lointaine Amsterdam. Aujourd’hui les innocents vendeurs de loukoums se partagent les quais avec les maraîchers, les vendeurs de couleur, les vendeurs de serrure ou encore les spécialistes des pommeaux de douche… A l’affût du moindre estomac disponible, des petites échoppes mobiles inondent les stambouliotes de maïs grillé, de sandwichs au poisson, de riz pilaf et de fruits frais. Evitant soigneusement leurs roues, je parviens à me frayer un chemin au milieu de toute cette agitation. J’approche du but, et j’ai faim.

Enfin ! J’aperçois le pont de Galata, vibrante porte d’entrée vers le quartier de Sultanahmet, ce diamant d’architecture et d’histoire qui chante les mille et une nuits… Et surtout, en ce qui me concerne, le repère de tous les pêcheurs, jeunes, vieux et manchots, dont les seaux débordent d’un gigotant plancton. Affûtant mes griffes, ventre à terre, coussinets frémissants mais sans trembler, je m’élance alors dans une course lente et précise jusqu’au moment où, arrivé à hauteur d’un pêcheur inattentif qui me tourne le dos, je bondis, plonge mon museau dans le bac de poissons, m’empare de deux levrek bien dodus, et une victime sous chaque croc, m’enfuis à toute allure au péril de ma vie, cours, galope, tiens bon, échappe de justesse à une chute fatale dans les eaux troubles, déjoue l’ire du propriétaire lancé à ma poursuite !

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Midi cinq. Deuxième prière. De l’autre côté du pont, à l’écart de la foule et l’appétit aiguisé par ce sport matinal, je savoure mon butin. Une jeune fille assise au bord du quai me cajole du regard. Elle s’approche lentement, souriante, enfonce ses doigts dans ma fourrure qui capte à bon entendeur la tiédeur du soleil de mars. Ronronnements et félicité. Heureux les matous d’Istanbul, Allah veille sur eux.

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