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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Nathan Saint-Cames – Ma ville anonyme

JonathanBiteau
Ma ville anonyme Ma ville n’a pas de nom. Ou plutôt elle en porte plusieurs. Ce pourrait être Châteauroux, Blois ou Arras, ce serait la même chose. Et pourquoi pas une ville du sud ? Millau, Antibes ou Agen, peu importe. Elle fait partie de ces innombrables cités de province qu’on a tous traversées au moins une fois en se disant : « Tiens, ça a l’air charmant ici ! » et puis on y est jamais revenu. Pour quoi faire ?

Pour tout un chacun, ma ville ressemble à toutes les autres, pour moi elle est unique. C’est ma ville anonyme. Dans ma ville anonyme, les gens évitent les mendiants comme partout. On a le droit aux mêmes marginaux percés et tatoués avec leurs chiens crasseux. Ils nous insultent méchamment quand on refuse de leur donner de la monnaie. Ma ville a aussi son clochard attitré. Il arpente nos deux boulevards en chantant Hugues Aufray, ivre selon ses moyens du moment. Tout le monde le connaît et les jeunes se foutent de lui joyeusement. Quand il en a marre, il baisse son pantalon tâché et urine devant les gens. Il peut tout aussi bien se soulager les intestins si les circonstances lui sont favorables.

Ma ville anonyme a bien sûr un joli petit centre au charme provincial avec ses propres boutiques aux noms improbables comme Pazapa ou Aparthé. Nos commerçants sont les mêmes poujadistes qu’ailleurs, jamais contents, qui râlent sans arrêt et parlent de la crise à tout bout de champ. Et les clients aiment ça.

Ma ville anonyme a son lot de cafés, restaurants et bars. On les connaît tous par cœur, on y voit toujours les mêmes têtes, les mêmes jours, aux mêmes heures. C’est à la fois rassurant et effrayant. Devant son café ou sa bière, on se dit qu’on n’est pas comme son voisin de comptoir et qu’un jour on sera loin de tout ça. Mais on y retourne chaque semaine, comme tous les habitués…

Ma ville anonyme possède un seul parc dans son centre ville. Malheureusement, il est situé à côté du lycée et envahi constamment par des jeunes désœuvrés. Ils passent leur temps vautrés dans l’herbe à fumer, ou sur les bancs à se bécoter. Certains s’amusent avec les canards, parfois vertement. Finalement, ce sont eux que je préfère dans ce parc.

Ma ville anonyme, comme toute cité d’un territoire rural, est peuplée de réactionnaires qui aiment les vaches et l’authenticité. Résultat : le maire est à droite, il va à la messe tous les dimanches et il cumule les mandats. Il paraît qu’il est sympa en public mais détestable avec ses collaborateurs. Bref, un vrai politique.

Ma ville anonyme est moderne : elle a le haut débit. Il a fallu que notre maire monte à Paris pour ça. Il est presque rentré en héros quand on a su qu’on serait raccordé au monde de la toile à grande vitesse. Du coup, la municipalité fait des initiations à Internet dans les maisons de retraite. Ça distrait les vieux en attendant la fin.

Ma ville anonyme a son lot d’embouteillages tous les matins et tous les soirs à la même heure. En province on est parfois plus idiots qu’à Paris : on vit sans les avantages de la capitale mais on est capables d’en supporter les inconvénients.

Ma ville anonyme c’est aussi son journal local : un des derniers quotidiens si petit en France, une vraie fierté. On y trouve les horaires des lotos, les dates des concours de pétanque et le plus intéressant : les séances du cinéma. Le plus drôle dans notre journal, c’est l’orthographe. Il y a des fautes partout, même dans les titres et parfois sur la une ! Les journalistes de ma ville sont comme les autres : s’ils étaient bons, ils ne seraient plus là.

Ma ville anonyme c’est également son club sportif fétiche. Ils sont des milliers chaque dimanche pour déverser leur fiel de toutes les frustrations de la semaine sur l’équipe adverse ou sur l’arbitre, suivant l’ampleur du score. Je me joins à eux allègrement en proférant un flot d’insultes surprenant. Quand le match se termine, je rentre chez moi tranquille et apaisé, qu’on ait gagné ou perdu.

Ma ville anonyme a sa grande fête populaire estivale. Adolescent, j’attendais cet événement avec la fièvre d’un jeune premier emmenant une demoiselle au bal. Aujourd’hui, il est de bon ton d’ignorer cette manifestation populaire pour ringards et de ne pas y aller. Au final, cela permet de distinguer les gens bien comme il faut des autres… Ma ville anonyme a aussi ses codes petits bourgeois.

Ma ville anonyme a bien sûr son entreprise familiale qui fait vivre la cité. Apparemment, elle nous sauve de la misère et si elle disparaissait, ma ville dépérirait aussitôt. C’est la croyance générale et incontestée pour tout un chacun. Alors tous les habitants vouent une reconnaissance innée et héréditaire à cette fameuse famille bienfaitrice et millionnaire. J’ai travaillé une fois dans la grande entreprise de ma ville, un été pour me faire de l’argent. C’était comme toutes les usines : répétitif, abrutissant, aliénant et ennuyeux à mourir.

Ma ville anonyme compte évidemment son intellectuel de référence. Il s’agit d’un professeur reconnu, très vieux bien sûr, qui vit la plupart du temps à Paris. Il donne des cours dans des universités prestigieuses en France et siège sous la coupole avec d’autres intellectuels comme lui. A chaque débat local inextricable, on lui demande son avis en dernier recours. Son jugement fait souvent autorité parmi la population qui l’admire. Il est le fils de la cité qui a réussi dans le grand monde. Je ne l’ai vu qu’une fois et si on ne m’avait pas dit qui il était, je l’aurais pris pour un vieillard sénile… Qu’est ce qu’il y a à voir dans ma ville anonyme ? L’ordinaire du quotidien avec ses banalités, la médiocrité humaine omniprésente, l’envie sournoise de tous d’être différent et la croyance sourde d’être meilleur que les autres. On y voit un échantillon d’humanité singulière et représentative. On y voit les gens.

Ma ville anonyme, c’est nulle part et c’est chez moi. L’endroit que je veux quitter à chaque instant mais où je sais que je reviendrai toujours. C’est le berceau de mes rêves et la scène de ma réalité. Ma ville anonyme, je l’aime et je la hais mais c’est ma ville.