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Avec le concours du MAD
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Avec le conconours de la Presse Régionale
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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Marie ASTIER – Calais sans ses bourgeois

Pendant la seconde guerre mondiale, Calais a été bombardée par erreur. Si elle ne l’avait pas été, son centre historique, le quartier du port, ressemblerait à Bruges, la « Venise du Nord ». Calais a été reconstruite toute en immeubles de béton gris. J’ai vécu six mois à Calais, j’y ai laissé des amis, et j’y suis retournée un week-end de printemps.

Entre le centre ville et la plage, j’ai compté : il y a deux kilomètres et huit friteries. Le tout est de choisir la bonne : « Tu regardes à l’arrière du camion, m’a un jour confié un collègue. S’il y a des bacs d’eau avec les patates qui trempent, c’est qu’elles sont maison. » Sur la plage, la friterie des Nations est connue pour ça. Il y a 5 tailles de barquettes. La plus petite est déjà trop grande pour moi.

Sur le parking presque désert, un couple de calaisiens mange un sandwich-frites dans sa vieille Renault garée face à la mer. En arrière-plan, les barres d’immeubles des années 60 à la façade rose clair me font penser à des cités de banlieue parisienne. Mais ici, ces appartements avec vue sur mer sont les plus chers de la ville. On leur tourne le dos pour s’installer sur un banc face à la plage. Brice m’accompagne, c’est mon ami de Salam, l’unique salarié de l’association d’aide aux migrants. Aujourd’hui, le ciel est trop chargé pour apercevoir l’Angleterre. Les ferries P&O vont et viennent entre Calais et Douvres. En revanche, plus de navires Seafrance. Ils ont arrêté leurs rotations depuis quelques mois. Les 1000 salariés sur le carreau espèrent encore qu’ils repartiront un jour.

La mer est basse, la plage s’étire à l’infini. Les guirlandes de cabines beiges agrémentent ce désert jaune pâle. L’ombre d’un promeneur se reflète sur le sable mouillé. Vite, on engloutit les frites avant qu’elles ne refroidissent. Comme prévu, je ne termine pas : les mouettes sont ravies de picorer les derniers restes.

Migrant n’est pas le mot le plus adapté, mais c’est celui que l’on utilise. La plupart sont effectivement de passage et espèrent se cacher dans un camion pour passer en Angleterre. Certains aussi choisissent de rester et deviennent demandeurs d’asile.

Dans la cuisine de Salam, l’odeur des bananes en train de mûrir me lève le cœur alors que je commence à peine à digérer mes frites. Le fumet du bouillon de poule s’échappe doucement d’une énorme gamelle d’ogre. Les bénévoles sont tous des retraités, on se croirait à la préparation d’un dîner paroissial. Brice donne ses consignes : aujourd’hui au programme, épluchage et découpage de poivrons, tomates et oignons.

Jeanne débarque. Elle est l’âme de Salam: toujours en mouvement, alors que l’on vient de fêter ses 83 ans. « L’autre jour elle a mis ses bijoux pour aller au meeting de Mélenchon », s’amuse Brice. Jeanne a été adjointe aux sports à la mairie de Calais. 36 ans de communisme, balayés par une alliance PS-UMP aux dernières élections: « La nouvelle maire UMP nous embête moins ! Elle rase les squats, mais au moins elle nous a donné un lieu pour la distrib’… » La distrib’, c’est à dire la ditribution d’un repas chaud chaque soir aux migrants.

J’ai trop mangé à midi, pourtant je suis prête à réitérer dès le dîner. Rendez-vous à L’Histoire Ancienne, mon restaurant préféré à Calais. Dans la rue principale, sa façade élégante affiche fièrement le titre de « Maître-restaurateur » : la garantie qu’il n’utilise que des produits de saison. Son menu propose entrée-plat-dessert à moins de 20 euros. On s’étale sur les banquettes de cuir rouge au milieu des dorures. Autour de la table, mes quelques amis calaisiens, tous rencontrés grâce à Salam : en plus de Brice, il y a Julie et Simon, des provençaux qui ont comme moi réussi l’exploit de trouver du travail à Calais plutôt que chez eux, et Toufan. Un ex-migrant si l’on peut dire. Afghan, il a aujourd’hui un permis de séjour. Il bosse comme couturier et confectionne des uniformes de CRS… Justement ceux qui lui tapaient dessus quand il est arrivé à Calais.

Julie est sage-femme et ne manque pas de travail : ici on croise souvent dans la rue des filles de 20 ans avec déjà 2 enfants dans la poussette et un troisième en route. « Elles me disent mais non Madame je ne bois pas d’alcool ! Seulement un pack de bière par jour. »

Direction notre bar préféré, Un Singe en hiver. Avant, je n’ai jamais eu de « QG ». Mais ici, dès la première fois le patron, Boudha de son surnom, nous a payé la tournée. Pour lui l’époque bénie est celle des années 60 : « quand on captait le rock des radios pirates anglaises. » Et aussi les années 80, quand son bar se remplissait chaque week-end de touristes anglais, venus s’approvisionner en alcool moins cher. Les plaques gravées au nom des meilleurs clients ornent le comptoir du pub. Mais l’euro, puis la crise économique ont considérablement réduit le flux.

Sentant notre statut d’exilés, Boudha a entrepris de nous raconter la ville. Il y a deux Calais : « Calais-Nord, c’est le port, le berceau de la cité ! Le transport de voyageurs nous a rendus riches. Puis Calais Saint-Pierre a pris le relais au début du XIXe, avec la dentelle, de l’autre côté du canal. » Et aujourd’hui, où sont les riches ? « Partis ! » Les plus pauvres ont été relégués bien au-delà du centre-ville. Les barres de cités s’étendent sur les plaines plates sans paysage, après la zone industrielle.

Deux heures. Boudha baisse le rideau, on sort. Un petit groupe habillé de costumes kitschs s’échappe de la façade de briques démodée du Casino. Direction l’antre des Pirates, qui nous aspire dans son sous-sol suant. « C’est un beau roman… » est repris en cœur par les derniers danseurs. Puis Bohemian Rhapsody termine la soirée, un couple de quadragénaires en vestes de cuir effectue une dernière danse exaltée. On nous met dehors. Parmi les fêtards, deux migrants reconnaissent Brice. « Je rentre en Afghanistan dans une semaine », m’explique l’un d’eux en anglais. « On se revoit avant ? Donne moi ton Facebook ! »

En face de nous, la statue des six bourgeois s’anime sous les premiers rayons de soleil. Nous la saluons, avant de rentrer.