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Louis GUSTIN – Chongqing blues

Le futur est mort en Chine. Il repose au centre de l’empire du milieu, dans un cimetière à la mesure du rêve communiste. Chongqing. Ses bâtiments spectraux dans la bruine, ses ruines Interlopes rongées par la mousse verte, ses ruelles escarpées. Une ville métastasée aux excroissances grotesques et sublimes à la fois à 40 heures de train de Pékin.

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Ça ne manque jamais.

Jamais.

Le chauffeur me demande d’où je viens dans son taxi sans climatisation.

– Oh, faguo de (De France hein)?

– Louis da Founes (Louis de Funès)?

Il conduit sous amphétamines en grinçant des dents. Alors je rigole. Alors lui aussi. Il se tortille sur son siège, les yeux exorbités dans une pantomime de l’acteur du gendarme de Saint Tropez. Il double par la droite à 120 km/h dans le trafic dense. Il klaxonne, débraye, déboite et étreint son levier de vitesse comme si il étranglait un cobra. Sur la banquette arrière, pas de ceintures. Jamais. Sur l’autoroute-avenue au bord du Yangzi, des camionnettes, des triporteurs chargés de cochons couinant, des BMW, des scooters.

La ville en Chine n’est pas un ensemble d’individu. Elle est un flux dans un circuit que le parti s’escrime à encadrer, à canaliser : les routes sont les fleuves qui alimentent Chongqing en huile d’homme.

Un soleil rouge pale surplombe la route. Il ne brule plus les yeux. Il est filtré par des kilomètres de microparticules. La tête tourne, les poumons brulent. Les mouchoirs se tachent de sang. Bienvenu dans la cité du smog.

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Il fait chaud, poisseux. Une mince pellicule gluante et malodorante recouvre la peau. Elle ne part pas au lavage. Il faut régulièrement sécher au soleil les vêtements sous peine de les voir se putréfier dans les placards. L’humidité a raison de tout ici. Elle ronge les murs qu’elle colore d’un vert de jade. Elle se rigole du système parasympathique et les corps occidentaux éprouvent des effets semblables à une poussée de fièvre. Les migraines et les sinus malmenés complètent l’illusion d’un mauvais rhum.

Chongqing a grandi trop vite, trop fort. Exponentiellement. Le gouvernement central chinois s’efforce de porter vers un ouest sous-développé la croissance miraculeuse de sa côte-est. La municipalité sera l’avant-poste de ce plan ambitieux de développement. Et accessoirement un centre d’embauche d’une main d’œuvre plus docile, moins cher.

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Elle se rêve en Shanghai du centre de la Chine. Les capitaux affluent. Et la spéculation rase des quartiers pour construire des tours vides bientôt tatouées par la mousse absinthe. Au bord des fleuves elles ressemblent à des plaques de champignons titanesques entre lesquelles serpente un monorail déjà obsolète. Parfois, sur un monticule de terre pareil à un château fort, un obstiné refuse l’expulsion. Au risque de sa vie, car les brutes du régime et des spéculateurs –c’est la même chose- viennent avec des barres de fer tabasser les obstiné en toute impunité.

Et gare au naïf qui viendrait monter dans la capitale porter ses doléances à l’empereur : Des hôtels clandestins à Pékin sont des véritables prisons secrètes où les pétitionnaires de province sont mis au secret.

La nuit est tombée sur la péninsule escarpée de Jiefangbei. Le centre historique et administratif de la cité ne dort jamais vraiment. Ici, le Yangzi et le Jialing se rejoignent, pour ne laisser que le Yangzi. Des téléphériques branlants qui grincent en survolant les fleuves ont longtemps été la seule alternative à l’unique pont.

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Ils permettaient d’éviter vingt kilomètres de détour. On traverse désormais le centre de part en part au moyen d’une autoroute taillée dans la montagne. Les piétons doivent se contenter de volées d’escaliers mousseux ou emprunter les passerelles qui relient comme des lianes les tours parmi les plus hautes de Chine. Le vélo –ce symbole désuet de la Chine d’avant- est inutile ici.

Néons clinquants bleutés, sono assourdissante et miroirs. La boite de nuit de l’hypercentre vibre au rythme d’une mauvaise bande son MTV. On me met au parfum dans les volutes de cigare. Le gérant est un affranchi de Hong Kong venu surveiller les affaires de sa triade. Petit et jovial, flamboyant, il est escorté de danseuses nubiles. Il offre souvent des bouteilles de champagnes aux étudiants étrangers de la célèbre université de Chongqing. Pour la face, ce prestige si essentiel aux chinois. Sa clientèle de nouveaux riches sort hilare par deux des « cabines de téléphones » particulières de la boite en saignant du nez. La kétamine (un anesthésiant dissociatif) et les amphétamines sont plus populaires -et les paradis plus artificiels- que jamais. Il y a des gangs pour les vendre, pour prostituer dans les karaokés celles qui deviennent accro, pour tenir les casinos clandestins. Les affaires sont prospères et la classe politique locale complaisante ou complice. Jusqu’aux scandales. L’état chinois peut asseoir son pouvoir sur des brutes affairistes et une police corrompue comme partout ailleurs. Mais pas au point de perdre dans les cœurs ce centre, ce rempart contre un Tibet chaque jour plus turbulent, cette Chine d’en-bas…

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Perdre Chongqing, c’est perdre la Chine.

Ici –plus qu’ailleurs- se devine le théâtre d’ombre du pouvoir. En Chine, comme jadis, on exile en province les mandarins ambitieux. La ville a couté à Bo Xilai -un communiste orthodoxe prétendant au pouvoir suprême- sa carrière dans un scandale politico-mafieux. Un de plus.

Ironie du sort, le voilà victime collatérale de la purge qu’il a lui-même instigué avec son bras droit dans des procès spectaculaires et une médiatique guerre au crime organisé. Comme si la ville phagocytait dans sa moiteur vénéneuse jusqu’à l’édifice communiste.

Chongqing est la ville la plus peuplée du monde. Du moins, en théorie, car de la taille du Benelux et dotée de larges zones montagneuses non-urbanisables. Pourtant, comme toujours en Chine, il est dur de savoir où s’arrête la ville, et où commence la campagne. Spécialement dans cette interzone qui attire des migrants miséreux descendus des campagnes et attirés par l’espoir d’une vie meilleure. Les scènes de rue sur les marchés évoquent Tod Browning et Zola. Une enfant tibétaine hydrocéphale chante juchée sur une chaise en plastique, un jeune homme vend des cranes et des dents de chat pour des desseins mystérieux. Sur l’esplanade devant le Carrefour, un troubadour fripé de la minorité Tu fait danser un petit singe en levant une trique.

 
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Et partout des mingongs, ces immigrés dans leur propre pays venus des campagnes. Le travail pour ces ouvriers sans aucunes qualifications souvent analphabètes est rare. Qui a besoin de porteurs à l’heure des tractopelles et des camions ? Alors, ils fument au coin des rues et jouent aux cartes. Sans empressement : ils attendent le miracle chinois depuis 20 ans. Ils m’interpellent et sourient de toutes leurs dents gâtées avant de lancer un « helllooow ? » rigolard.

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Il est dur de ne pas aimer Chongqing. Pas pour sa pollution délirante, son urbanisme schizoïde, sa circulation dantesque. On aime Chongqing pour ses habitants. Pour ses femmes sublimes et bigarrées à la peau mate. Leur beauté proverbiale (Qui visite Chongqing revient marié, explique le proverbe) est illuminée par des sourires de Joconde. Des honorables ancêtres y ont survécut milles privatisations et vicissitudes de l’histoire -de l’armée japonaise aux purges maoïstes- pour ne garder qu’un amour de la vie viscéral. Qui connait Bogota, Jakarta ou Manille saisira mieux ce paradoxe troublant : Sur le fumier de cette ville-cancer a poussé un peuple-orchidée. Les chinois sont fondamentalement des rabelaisiens portés sur les plaisirs de la vie. C’est encore plus vrai à Chongqing qu’ailleurs où l’on cultive un certain art de vivre. Ici, les saucisses artisanales pendent des balcons comme du lierre pour être fumées aux gaz d’échappement. Ici on aime le piment jusqu’au pathologique. Un homme, un vrai, mange du piment et ne pleure pas. Le huoguo -la fondue locale- contient assez de piment pour alimenter un restaurant pakistanais pendant une semaine. Il se déguste sur un tabouret sur le trottoir entre amis avec une bouteille de tord-boyaux qu’on écluse à grands coups de culs-secs. Et si un laowai passe, il est invité à trinquer. Gambei laowai (cul sec étranger). Chaque soir, la croissance chinoise est un diner de gala pour un peuple il y a encore une génération affamé.

L’histoire de la Chine est celle d’un combat acharné et sans fin avec la nature, ponctué de victoires et de défaites. Cette lutte a façonné les esprits. Elle imprègne désormais l’âme chinoise. Mais les temps changent. À Chongqing, le combat se fait désormais contre la nature humaine, contre cette entropie de fin du monde. La municipalité est à la fois un mauvais exemple et un mauvais présage dans l’œil de l’occident. Mais c’est surtout un formidable rappel de la vacuité d’un occident –trop ?- gâté. Car ce qui est cauchemar urbain pour les uns est un eldorado pour les autres. La ville se classe ainsi 5eme dans « l’indice du bonheur » national qui mesure la joie de habitants de métropoles de l’empire du milieu. Loin devant Beijing et Shanghai (respectivement 95eme et 97emes) qui font tant rêver les occidentaux.

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Chongqing est une métaphore de la fureur de vivre chinoise, un endroit où les frontières du possible sont floues, par opposition à un Est où tout est déjà figé. L’histoire n’est pas nouvelle, elle n’est au final qu’un remake à la sauce d’huitre de la saga américaine. Comme si la Chine suivait un parcours obligé, un capitalisme colonisateur aux airs de ruée vers l’Ouest sauvage.