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Lorène BARILLOT – Istanbul, ville de joie

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Chacun trouve ce qu’il est venu chercher à Istanbul. Les banquiers en week-end d’affaires y voient une ville moderne, des gratte-ciels et des Mc Donalds il y en a partout, le capitalisme transpire dans cette mégalopole de près de 15 millions d’habitants qui grouillent entre deux taxis. Ceux qui ont été bercés par les Mille et Une nuits s’extasient en pénétrant dans la Mosquée bleue ou devant le regard ravageur d’une femme voilée au détour d’une ruelle du marché aux épices. Ils retrouvent comme ils l’espéraient secrètement tous les clichés de l’orientalisme amenés par wagons entiers de l’orient-express depuis plus de 100 ans. Les baroudeurs qui viennent sans a priori sont conquis par la ville, la bienveillance, l’hospitalité et la gentillesse de ses habitants, ses mélanges tous azimuts, ses avocats en costard cravate qui achètent du haut de leurs 4×4 un bouquet de marguerites à des gitanes en guenilles, ses cargos chargés de pétrole qui manquent de faire chavirer les petits pêcheurs, ses vendeurs d’amandes bousculés par des jeunes filles en talons aiguilles qui se faufilent entre le kitsch de décorations de Noël en plastique et des portraits des morts pour la liberté.

Le Grand Bazar n’est plus seulement un quartier ; c’est la ville elle-même qui s’offre ainsi, carrefour millénaire où s’entrechoquent cultures, langues et couleurs du monde.

Mais bien vite tout se dissout tel le raki dans l’eau. L’étranger vacille, comme pris aux tripes par cet alcool entêtant.

Ce sont les métaphores physiques qui conviennent à cette ville. Celles qui rappellent la pénétration – insidieuse mais puissante – d’un poison qui enivre lentement, serre le coeur et coupe les jambes, plonge dans une passivité forcée mais délicieuse.

Tout glisse sous le regard, même ces géants d’acier venus de la Mer noire et qui voguent lentement vers l’Amérique. Tout se démultiplie, camions de moutons, chariots de glace, marmites de soupe. Tout s’accélère toujours, comme ces cercles décrits par les derviches sur le point d’atteindre la transe. Il est temps d’entrer dans la danse, la paume de la main droite présentée au ciel pour recueillir la grâce, celle de la main gauche dirigée vers la terre pour l’y répandre. De devenir un passeur anonyme dans cet extraordinaire déferlement de vie.

Même sous le pire des orages, on ne lâcherait ce rôle pour rien au monde. Avec cet entêtement aveugle de ceux qui assurent, trempés jusqu’aux os, qu’à Istanbul, même la pluie est magnifique. Le manque de sommeil contribue aussi à faire perdre les pédales. Quand les boums boums étourdissants des clubs s’arrêtent, c’est la prière du muezzin qui vous empêche de dormir, alors que les vendeurs de métaux prennent le relais en proposant leurs services, interrompant la mélopée d’un joueur de saz aveugle ou la commande qu’une vieille femme vocifère à son épicier du haut de sa fenêtre.

On demeure éveillé, à tout prix. On cède à la torpeur de cette vie qui ne s’arrête jamais sans avoir vraiment commencé. Sans jamais s’être couché, on se lève. Pour ne rien faire. Pour savourer ce monde par le simple fait de savoir qu’il est à portée de main. Pour se faire livrer des chips, de l’Efes et des cigarettes, pour regarder la télévision qui tourne en boucle, pour faire mille et un plans en s’engueulant. Pour se retrouver, à minuit, dans le même bar que la veille, le temps de redevenir champion du monde de babyfoot, de jurer qu’on ne tombera plus amoureux, qu’on ne remettra plus les pieds ici, de s’échouer sur un banc au bord du Bosphore, et de pleurer sous le regard bienveillant d’un vendeur de thé.

« Yarin gidiyorum”, « demain, je pars”, que l’on dit tous dans un dernier soupir avant l’aube. L’appel du large et la démission planent constamment sur cette ville dont personne ne semble venir, dans laquelle personne n’avoue être né.

Mais tout cela n’est qu’un jeu. Celui-ci ne fera guère plus qu’un tour de moto à quelques kilomètres, celui-là est capable de repousser pendant plusieurs années ce week-end de visite à sa famille qui ne lui prendrait que 5 heures de bus.

Istanbul n’est qu’une gigantesque aire de jeux. Le plus trivial d’entre eux, d’abord, omniprésent, de cartes, de football et de backgammon. Celui de l’apparence, toujours sortir de chez soi apprêté comme pour 10 mariages alors qu’on passe ses journées dans un pyjama large pour 4, en sachant que tous les voisins font pareil. Celui de la grande négociation et de la grosse colère, joué par toute une équipe de commerçants contre toute une équipe de clients, avec des changements de poste selon l’heure du jour ou de la nuit. Celui, divin, de la prophétie, que l’on se fait lire dans le marc de café, sans que personne n’y croit mais sans que personne non plus n’ose renoncer à entendre ce qu’il espère. Celui, bien plus noir, d’un gouvernement qui envoie à la case prison chaque matin des étudiants et des intellectuels sans même leur laisser la possibilité de lancer les dés.

Comme le gras d’une broche à kebab, Istanbul suinte tout à la fois le sang, le grotesque et la splendeur, comme en ces jours de marathon international – seul moment de l’année où des piétons sont autorisés sur le pont qui relie l’Europe à l’Asie- auquel s’inscrivent les plus grands coureurs kenyans, des familles entières qui souhaitent simplement faire un barbecue devant un tel panorama, mais aussi tous ceux qui ne voient plus comme espoir que de sauter.

En finir dans ce bras de mer gorgé d’histoire, présent à n’importe quel endroit de la ville à tout moment. Le Bosphore comme rappel inconscient qu’Istanbul n’est pas un point mais une droite, dont on ne verra jamais la fin sans avoir jamais vraiment su par où ni comment on y a débarqué. Une droite qui glisse entre les doigts, qui vous échappe en une fraction de seconde comme une amante vexée peut se lever de table et sortir en claquant la porte sans un mot ni un dernier regard, balayant tout espoir sans aucune explication.

Beaucoup ont chanté Istanbul. Nombreux sont ceux qui ont raconté une femme. Tous n’ont pas osé parler de putain. Istanbul est pourtant bien cette fille de joie qui écarte littéralement ses jambes d’une rive à l’autre du monde, accouchant dans l’orgasme d’un flot de révoltés. Avec un gigantesque sourire pervers, elle invite tous ceux qui veulent s’y engouffrer et les aspire dans ses chaudes entrailles, dont on ressort comme un diamant couvert de crasse. Le plus dur sera de couper le cordon.

Istanbul fait le même effet que le baiser d’un amant turc en pleine foule, déposé avec retenue sur la joue, mais dans le même temps, avec passion, juste à la commissure des lèvres, dévoilant la possibilité d’un amour éternel. Laissé dans un entre-deux lascif, sonné, on n’ose même pas se retourner sur le tarmac, imprégné d’un sentiment de solitude malgré ces milliers de camarades de fortune que l’on laisse derrière soi. Mais empli de l’orgueil de ceux qui savent, on murmure en souriant les vers du poète. « Cette nostalgie est la nôtre”.