APAJ
void
Avec le concours du MAD
void
Avec le conconours de la Presse Régionale
void
Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Leslie REZZOUG – Beer-Sheva, la paix impossible

Ecrasée par la chaleur, traumatisée par les tirs de roquettes et gangrenée par la pauvreté, la sixième ville du pays est la grande oubliée des guides touristiques sur Israël. Récit d’une errance sur la terre brûlée.
LeslieRezzoug
Ici, on brûle à petit feu. Beer-Sheva est un îlot incandescent, perdu dans l’immensité silencieuse du Néguev. Les habitants aimeraient faire la paix avec le désert. Ils ont des rêves de terre fertile, d’oasis. Peine perdue. L’ennemi est plus fort qu’eux. Inlassablement,il sème aux quatre vents des volutes de sable et exhale un air lourd.

A peine descendue du bus, la chaleur écrasante me prend à la gorge. Ni carte, ni plan. Difficile dans ces conditions de trouver facilement la rue où vit mon ami Yaron. Je décide simplement de suivre la longue route jaune qui serpente vers le cœur de la ville. Des buissons gris et bas se consument sur le bas-côté. Quelques arbres pelés, presque friables, tentent d’offrir un peu d’ombre aux rares passants. Si je les touchais, ils tomberaient sûrement en poussière. Nous ne sommes pourtant qu’au printemps. Bientôt, la chaleur sèche du Néguev dépassera allègrement les 35°C.

Dans cette ville tannée par le soleil, il ne semble y avoir que des routes et des travaux.Des Mercedes rouillées roulent à tombeau ouvert sur les artères vides, soulevant des nuages couleur de cendre. Dans une chorégraphie parfaitement exécutée, des camions déchargent régulièrement des monceaux de ferraille sur la terre ocre des chantiers. Blocs de béton et parpaings se balancent aux brasdes grues pour faire surgir du sol effrité des tours de verre et d’acier.
Le monde tourne à l’envers

Le soleil aveuglant du début d’après-midi darde ses rayons sur les façades du petit centre historique. Les yeux me piquent. Je semble pourtant être la seule à souffrir de la lumière crue. Trois Bédouins, teint olivâtre et yeux noirs comme des noyaux, attendent patiemment devant l’hôpital Soroka, l’un des plus grands du pays. Sous son large chapeau noir, un religieux traverse calmement la rue, visiblement peu pressé de se mettre à l’abri de la chaleur. Enveloppées de tissus colorés, des Ethiopiennes se promènent, dignes et fières comme leur ancêtre, la reine de Saba. Seuls les immigrants russes sont à la peine. Leurs peaux blanches virent vite au rouge écrevisse.

16 heures. Sac à dos et portable vissé à l’oreille, les étudiants de l’université Ben Gourion envahissent les rues. Ils se dépêchent de rentrer chez eux après le dernier cours. Au carrefour, on se croise mais on ne se regarde pas. Chacun dans son monde. A Beer-Sheva, les différentes populations n’ont pas grand chose à partager. Alors que j’avance dans une des rues tacitement réservées aux étudiants, j’aperçois une grosse mappemonde au milieu d’un rond-point. Elle s’illumine alternativement. Rouge, vert, violet. La corne de l’Afrique a la tête en bas. Ici plus qu’ailleurs, le monde tourne à l’envers.
Une vieille guerre

Je me perds dans ces rues qui se ressemblent toutes. A perte de vue, ce n’est qu’un embrouillamini de maisons basses, terreuses et d’immeubles décrépis. Les murs portent les stigmates d’une vieille guerre. Des impacts de balles grêlent les murs acnéiques et laids. Comme un ornement, des boitiers d’air conditionné parent chaque fenêtre. Il ronronne en permanence, battement de cœur ténu et vibrant, méchant rappel que le désert n’est pas loin.

J’ai soif. Cela fait longtemps que je marche et je n’ai pas vu un café, un magasin. Enfin, se découpe au loin l’enseigne lumineuse d’un supermarché.Tout est écrit en russe. Je presse le pas. A l’intérieur, ni fruit, ni légume. Seulement des boîtes en fer pleines de gâteaux secs, des conserves de viande et des pyramides d’énormes bocaux de tomates, de concombres et de cornichons, rendus flous par la saumure. Un peu plus loin, dans une vitrine réfrigérée, des poissons séchés offrent à la vue leurs entrailles béantes et leurs yeux surpris. Une bouteille d’eau suffira.

Près du supermarché, je finis par trouver le chemin qui mène chez Yaron. A peine arrivé, j’ouvre le robinet. Quelques grains blonds se mêlent à l’eau. Du sable. Il faut croire qu’il envahit vraiment tout, même les canalisations. Si le sable pouvait se changer en or, Beer-Sheva ne serait bientôt plus l’une des villes les plus pauvres du pays.
Pluie de tôle

Il fait soudain très frais. La nuit vient, le soleil se retire. Le désert offre enfin un peu de répit aux habitants. C’est à ce moment là que l’on se retrouve.Comme souvent, Yaron réunit quelques amis pour une partie de Guitar Hero. Sous le néon, les images pixéliséesenflamment la rétine. Sur la table, une bouteille d’arak, cet alcool anisé qui ressemble à du Ricard, des canettes de Red Bull, un cendrier qui déborde. Ecran fluo, alcool blanc et nuit noire. Monotonie sereine des soirées entre amis. Et puis, l’alarme. Comme une toile de jute qui se déchire, elle lacère le ciel, sature l’air. Impérieuse, assourdissante, elle semble prévenir : « Vous avez deux minutes. La roquette va tomber. Tic tac, tic tac ». Sans rien dire, on repose la guitare en plastique, les verres, le sac de chips.

Dans notre couloir, comme dans tous les autres, on s’agite. Etrange spectacle de ces gens dehors en pyjama. Les regards sont un peu inquiets, les visages, fermés. On n’a pas particulièrement peur, non, mais on ne sait jamais. Gaza n’est qu’à 40 km et qui sait si le fameux « Dôme de fer », le système de protection de l’armée, marchera encore cette fois ? Un léger parfum d’angoisse flotte dans l’air. Puis c’est le compte à rebours : Feu d’artifice d’acier, pluie de tôle et –enfin- le silence.

En une fraction de seconde, on se dégèle. Fin du « Un, deux, trois, soleil » géant qui a figé tout le monde sur place. On se reprend vite. On recommencera peut-être demain. Dominer le chaos, sauver les apparences, c’est indispensable ici. Philosophie singulière mais vitale. Après l’incident de la nuit, rien ne semble avoir bougé mais pour moi tout a changé. La ville a perdu sa substance, sa réalité. A travers la vitre du bus qui me ramène vers Tel Aviv, je n’entrevois qu’une image floue de poussière et de sable, inondée par une lumière trop blanche. Je me suis trompée. Beer-Sheva n’est pas une oasis, c’est un mirage.