APAJ
void
Avec le concours du MAD
void
Avec le conconours de la Presse Régionale
void
Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Guillaume PAJOT – Rangoun, tombée du jour

L’averse s’amuse, malmène des marchands voûtés en quête d’abri, parasol fragile replié sur l’épaule. Larmes de crocodile pour Rangoun la gamine, dorée dès les premiers rayons ; le caprice s’éternise, les cigares effilés refroidissent, vite remisés dans la chemise ou le pan du longyi. L’eau change les cratères macadam en miroirs et débarbouille chaleureusement la gueule cassée de Rangoun, favorite des colons britanniques devenue rejeton bâtard, snobé par la pieuse Mandalay et supplanté par Naypyidaw. La junte a rebaptisé la fille prodigue Yangon, dite capitale économique – lot de consolation !

La ville déclassée a pris les poings du temps en plein visage, elle exhibe des bâtisses suturées au ciment, leurs peintures décaties découpant des escaliers et des grilles tordus. Certains édifices sentent le plâtre frais et les trottoirs dansent une gigue désordonnée, comme si Rangoun riait de ses pansements. Bordé par le fleuve je réside plein sud, prisonnier volontaire d’un quadrillage à l’anglaise dense et peuplé. Protégé de l’ondée, j’avise les nuages de plomb et guette l’arc-en-ciel qui sonnera la fin de la récréation.
Mites et légendes

Habituelle couche-tôt, la nuit se glisse dans les draps usés de la fin du jour. Il n’est que dix-huit heures. Malgré les coupures d’électricité et le manque d’éclairage public, Rangoun veille, survit à l’obscurité tant que les générateurs ronronnent. Parfois un téléviseur suffit à éclairer une tablée et si les lumières vacillent, grillent des moustiques à la pelle, chaloupent dans les ruelles et coulent parfois, elles ne s’éteignent pas tout de suite. Tombée du jour, Rangoun résiste.

Pyramides de pastèques, pomelos bronzés par les spots bleus au faîte des étals, le quartier chinois ne craint pas les ténèbres, pas plus que son voisin indien où les currys imbibés d’arachide fatiguent et luisent avant un dernier tour d’assiette. Gencives cramoisies au bétel pour effrayer le sommeil, les commerçants se lassent et remballent ; les dominos de toile tendue s’affaissent alors et déshabillent les lieux, maintenant méconnaissables. Rangoun roman noir s’effeuille, tourne ses pages éclairées à la cire ; la lumière quitte les rues pour les portes, les fenêtres, les chambres. Je l’aperçois de loin, elle devient injuste, absente ici, halo ailleurs.

Je zigzague dans les venelles à l’affût des ouï-dire : sous le couvre-feu électrique, Rangoun frémit d’une rumeur mystérieuse. C’est un crapaud-buffle qui répond le premier, prince des ordures et chiffonnier mangeur de mites, pas disposé à m’indiquer l’auberge que je cherche péniblement à contre-nuit. La chaussée accueille un théâtre d’ombres kaki, dressé en tréteaux barbelés et joué à la lumière des phares. Le barrage policier est une invitation au détour.
Le chœur sur la tête

Réveil musical – l’oreille gorgée des vocalises de la chorale baptiste rassemblée à l’étage au-dessus. Un soleil de dimanche caresse la moustiquaire, tissu jauni à claire-voie se laissant séduire. Les pioches de la rue adjacente sont agréablement muettes et les gospels annoncent une journée apaisée, sauf pour Tom, bout de Birmanie énergique plus nerveux qu’à l’ordinaire. Marcel retroussé dévoilant son nombril, le taulier de l’auberge révise, se prépare à l’examen qui pourrait l’installer guide professionnel. Rangoun parie sur le tourisme et lui rêve de rejoindre Sittwe, lointaine cité portuaire où il est né.

Tom gère une pension nichée dans un bloc de béton de Merchant Street, dont l’entrée se cache derrière des rangées de DVD en barquettes et des poêles rôdées aux beignets croustillants. À la terrasse voisine, les soupes de nouilles fument et dégourdissent les narines, le fleuve déborde sur la table. J’opte, intimidé, pour la friture sucrée. Les façades verdies me saluent, carcasses coloniales largement dévorées par les plantes amoureuses qui s’enroulent et s’emmêlent dans les câbles électriques pour former d’étranges fleurs tournées vers le ciel. Les paraboles amènent Arsenal, Chelsea et les séries coréennes ; les Anglais sont partis mais le football est resté. Hier, l’hôtel de ville brillait de toutes ses colonnades, fier arbitre des jeux d’enfants, ignoré mais heureux d’éclairer les pieds nus.
Payanoïa

Je quitte ma bulle sino-indo-birmane pour des lieux plus calmes et aérés, plus hauts : la belle Shwedagon m’attend pour un troisième rendez-vous. Les avenues s’élèvent autour d’elles, ondulent comme envoûtées. Je retrouve des étudiants massés sous un immense banian, ils me pressent de les suivre, de visiter leur école dans le district de Sanchaung. Le minibus cavale vers l’ouest de la ville sans portières et sans sièges. Pas feutrés dans l’escalier, les voisins ne doivent pas savoir. Un tableau, des piles de manuels photocopiés entassés sous une photo de la Dame : voilà l’école clandestine, options économie et sciences sociales. On raconte que la classe accueille un espion assidu qui, démasqué, poursuit tout de même les cours ; le goût d’apprendre peut-être.

Revenu au sud écrasé par la chaleur, repoussé par le carrelage brûlant, je m’affale à l’ombre d’un recoin de Sule, la pagode à tout faire : commerces à l’entour, rond-point d’exclamation favori des klaxons et phare des soirées arrosées. Le stupa abrite un cheveu de Bouddha – sûrement long et brillant, et fragile, sûrement un fil d’or. La discussion s’anime, enlevée par un jeune homme ventru qui plaisante et questionne, nous entraîne près des quais : au crépuscule, cernée par un champ de boue, la paya Botataung se vide. Devant l’entrée, une voie ferrée abandonnée émerge de la mélasse.

Nous sommes assis au balcon de l’auberge et je ressasse une blague birmane que notre ami m’a apprise. En contrebas, la nuit voyage paisiblement au son des groupes électrogènes qui bercent la ville. Et si le guide d’un soir nous donnait son nom, son e-mail ? L’affable griffonne deux mots secs et s’enfuit silencieux, dévalant les escaliers à la hâte, s’abandonnant à l’obscurité gourmande qui l’avale, lui, sa chemise ronde, son rire et ses mystères.

Je n’ai jamais revu Mr Z.

Entrée (Rangoun) - G.Pajot

Entrée (Rangoun) – G.Pajot

Marché (Rangoun) - G.Pajot

Marché (Rangoun) – G.Pajot

Football (Rangoun) - G.Pajot

Football (Rangoun) – G.Pajot