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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Elodie LARGENTON – La dernière journée d’Iris à Tanger

Terrain Vague - rue de Fès - Yto Barrada

Terrain Vague – rue de Fès – Yto Barrada

(Un jeudi d’avril – 6h) Plus rien autour de moi. Juste de la terre sèche, quelques cailloux et de vieux morceaux de verre. Je ne sais pas ce qu’il est advenu d’eux. Le jour se lève. Je suis seule. Il y a bien ces deux palmiers géants qu’ils ont plantés comme pour m’entourer. Mais ce n’est pas la même chose. Et puis, ils me font de l’ombre.

(8h) Au loin, j’aperçois Sidi Brahim qui arrive, son dos encore plus courbé qu’hier, son visage plus marqué, ses gestes plus chancelants. Mais toujours ce sourire immense, généreux. Dans ses yeux, aucune amertume. Dans quelques minutes, il passera devant moi, avec ses journaux et magazines empilés dans un bout de carton tenu par de la ficelle. « Tel Quel, le Canard enchaîné, Femmes du Maroc ? » Toute la journée, il fera le tour des cafés et des restaurants de la ville fréquentés par les expatriés.

(9h30) Mon corps se détend, ma tête se relève, mes bras se découvrent. Le soleil commence à monter, doucement. Cette langueur si tangéroise. À la terrasse de la crèmerie « Hollanda », les clients prennent leur petit-déjeuner : jus de fruits frais et pain makla arrosé de miel et d’amlou (mélange de noix et d’huile d’argan), ou garni de tranches de dinde et de vache qui rit.

Comme tous les matins – quand elle ne voyage pas en Europe, Ghizlane s’installe à l’intérieur, tailleur impeccable et iPad rutilant. Elle a été élevée à Tanger, mais c’est une berbère d’Al Hoceima. Son père a fait fortune en vendant du corail ramassé en Méditerranée. Depuis sa mort, il y a une dizaine d’années, c’est elle qui a repris les affaires, avec son grand frère. Elle s’occupe des papiers – des autorisations de prospecter, des contrats des plongeurs, des bilans à déposer -, son frère gère l’entretien du bateau et les négociations avec le client italien.

Hamza vient la saluer – c’est son voisin, un grand garçon tout fin, qui ne fait pas ses vingt-deux ans. Il a toujours son maillot du Barça sur le dos, même si les Catalans ont perdu hier soir contre Chelsea. D’ailleurs, Rachid ne se prive pas de le chambrer. Journaliste, il est venu de Rabat pour travailler à Médi1, la radio franco-marocaine installée dans une villa, au cœur de Tanger. Ici, c’est presque systématique : les Rbatissont pour le Real, les Tangérois pour le Barça, comme une transposition évidente du match capitale versus ville rebelle. Le soir des clasicos, on se croirait en Espagne : pendant le match, la rue est déserte, et dès le coup de sifflet final, les klaxons, les drapeaux, parfois même les pétards… Le lendemain, le DVD pirate de la rencontre se vend comme le dernier James Bond.

(11h) « Hout, hout ! » J’entends la voix si puissante d’Hicham, le vendeur de sardines. Ma rue est la dernière de sa tournée. Bientôt, il ne pourra plus passer avec sa brouette.

(Midi) Plus il fait chaud, plus il y a de monde et plus les klaxons hurlent. C’est l’heure où les mères de famille viennent chercher leurs enfants à l’école pour le déjeuner. L’heure où les employés de la banque et de la poste font la queue pour un sandwich au « Fath ». Taxis Dacia, Porsche Cayenne, Peugeot 206… les voitures s’entremêlent, je ne vois plus rien. On m’effleure, on me menace, on m’oublie. C’est rare que l’on me regarde ; je ne dois pas être bien belle. Pas comme ces jeunes femmes aussi apprêtées que voilées, suivies par d’étranges bruits de bouche. « Ksskss,fschhh, pfiouuu… » Ils tentent. Ça n’a pas l’air de bien marcher, mais finalement peu leur importe. Un sourire arraché. Du temps qui passe.

(13h30) Quand la sieste s’annonce, le ballet commence. Les commerces tirent le rideau pour deux heures, la rue se vide doucement, me permettant d’observer les démarches lentes et incertaines des femmes.Leurs djellabas sont flamboyantes – vert, rouge, violet, bleu… les couleurs sont électriques. Elles marchent souvent par deux, zigzaguent, s’arrêtent brusquement, se croisent.

Et en guise de tableau final, des Rifaines passent devant moi, avec leurs grands chapeaux à pompons multicolores et leurs jupeslonguesrayées rouge et blanc.Tous les jeudis,ellesse rendent au Grand Socco vendre leurs herbes, leurs fruits et leurs légumes. Et quand le marché est fini, elles viennent s’asseoir à mes pieds, en attendant le grand taxi qui les ramènera dans leurs villages.

(14h) Je suis soudain surprise par les embruns de la mer. Elle arrive encore à se faufiler à travers le bitume pour faire naître des perles sèches sur ma peau. La sensationest âcre, mais je l’aime ; ce sont ses salamalecs à elle. Un mélange de mer Méditerranée et d’océan Atlantique.

(16h) En guise de réveil, je suis secouée par l’un des chats errants qui partagent mon coin de terre. Il a quelques plumes sur son pelage – il a encore dû essayer d’attraper l’un des pigeons du marché de Fès. Ou alors un de ces canaris qu’ils peignent en bleu, vert ou orange.

Le muezzin appelle à la prière ; la rue s’anime de nouveau.

Mais une heure après, Bilal n’a encore rien vendu. Des jours qu’il vient là, en face de moi. Il étale quelques journaux sur lesquels il dépose ses derniers biens, ses derniers trésors : cinq vieilles assiettes, un radio-réveil, un jouet pour enfant… « Ramsat dirhams, ramsat dirhams ! » Il crie comme pour ne pas pleurer.

(18h) Une claque énorme. Une autre. Le Chergui est de retour. Il n’arrêtera pas de souffler avant plusieurs jours. Je tente de ne pas vaciller quand ils arrivent. « Là, ce sera l’entrée de l’hôtel. On va laisser cinq-six mètres pour les voitures des visiteurs. La piscine ? Il y en aura une en sous-sol et une en extérieur, près du mur là-bas ». C’est la huitième visite de chantier, ce printemps.

Leurs pas se rapprochent. Je ne vois plus rien. Ma tête heurte la terre. J’essaie de résister, mais je sens mes pieds se courber. Je me recroqueville.

J’étais la dernière fleur de la rue de Fès, Tanger.

Iris et ronces - Yto Barrada

Iris et ronces – Yto Barrada