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Damien LANSADE – Berlin – Insouciante égarée

Barre d'immeuble, Berlin

Barre d’immeuble, Berlin

S-Bahn, Berlin

S-Bahn, Berlin

Jardin du Tacheless, Berlin

Jardin du Tacheless, Berlin

C’est bien l’insouciance qu’il faut évoquer pour qui prétend capter un peu de l’essence volatile de cette ville qui rechigne encore à se ranger. L’insouciance d’une ville qui, comme traumatisée par des événements qu’elle ne peut oublier, refuserait de grandir pour aborder de face un avenir qui la rebute. L’insouciance au fil d’un fleuve calme sur lequel navigue des bateaux-mouches vides et qui n’intéressent personne. L’insouciance le long de boulevards trop larges et qui paraissent toujours déserts. L’insouciance d’une métropole esseulée que l’on cherche à modeler selon les canons d’une société qu’elle ne comprend pas. L’insouciance d’une capitale qui n’aurait jamais dû en être une. L’insouciance d’une égarée qui ne demande qu’à le rester.

C’est dans cette cité en déroute à la mémoire trop lourde que je me suis moi aussi perdu il y a déjà quelque temps, je ne sais déjà plus vraiment quand. Berlin, le monde entier s’y retrouve avec un projet vague et, la plupart du temps, l’oublie bien vite. Les expatriés qui, en arrivant, prévoient de vraiment s’y fixer sont rares ; ceux qui savent exactement quand ils en repartiront ne sont pas plus nombreux.

Le phénomène est classique : l’été est là et l’on se dit que bientôt, avec le retour du froid, on s’en ira. Et puis, finalement, l’hiver passe et l’on se laisse emporter, las, au fil des promenades le long des canaux gelés, au rythme des interminables week-ends alcoolisés et des semaines trop chargées. Et, lorsque les terrasses des cafés envahissent à nouveau les larges trottoirs, finalement, on est encore là nous aussi. Et, alors que les vélos fraichement huilés reviennent cliqueter bruyamment sur les vieux pavés, on se surprend à penser qu’après tout, un été de plus…

C’est peut-être dans cette lassitude tranquille que réside le pouvoir d’attraction de cette énigmatique capitale. Berlin est métisse, inclassable. Elle a le charme timide d’une agglomération toujours hésitante, se refusant à choisir totalement entre le béton et les arbres, entre l’urbanisation immodérée et le luxe de l’espace. Dans les parcs immenses qui s’étalent sans gêne entre les barres d’immeubles et les brasseries en ruines, les fumées des barbecues sont comme les douces vapeurs d’une drogue délicate sous l’effet de laquelle on ne peut que contempler, passif.

J’y suis arrivé l’été dernier, avec pour projet d’y rester quelques mois, sans trop de mauvaise foi. Et puis, mon stage terminé, je me suis dit qu’après tout, si j’y trouvais un travail, j’aurais ma vie pour moi. C’est ce que j’ai fait : j’ai un petit salaire, qui me permet de vivre sans trop me priver. Je partage un appartement avec trois autres rêveurs sans avenir au bord de l’ancien aéroport de Tempelhof sur les pistes duquel se sont autrefois succédé les C-54 de l’US Air Force ravitaillant Berlin-Ouest. De cette période, il reste encore deux appareils un peu rouillés près des gigantesques hangars de tôle vides. Pied de nez à l’urbanisation qu’ailleurs on dit pourtant nécessaire, rien n’y a été construit et l’endroit n’a presque pas bougé. Souvent, j’occupe mes soirées à regarder cette mer d’huile cerclée de lumières artificielles depuis ma fenêtre. Parfois aussi, quand j’ai trop bu, il me prend l’envie d’y plonger, et alors j’escalade doucement les grilles et me promène en grelottant sur cette étendue vide. Une fois arrivé au centre, je m’allonge dans l’herbe mouillée pour profiter du silence, troublé seulement par le doux crépitement de mes cigarettes mal roulées et les grincements de métal que fait au loin le vent en frappant les murs de tôle.

Chaque fois qu’un peu de bleu perce les nuages, la flaque sombre de la veille se change en un terrain de jeu immense et les cerfs-volants viennent toquer doucement aux fenêtres entrouvertes sur les pistes. Par vent d’ouest l’odeur des grillades et parfois de sourdes basses entrent sans frapper, et alors nous descendons, mes colocataires et moi, boire quelques bières allongés dans l’herbe, avant de repartir, l’estomac lourd et l’humeur légère. Mais frappés de cet état de béatitude heureuse, notre appartement mal meublé nous paraît bien étroit et souvent, nous partons trainer des pieds dans les quartiers ensoleillés du Berlin des oubliés.

Et alors la ville sait se montrer généreuse envers les gens qui ne lui demandent rien. On a vite fait de s’apercevoir en s’éloignant suffisamment du centre, que la municipalité ne fait pas du remplissage de ses vides et de la réhabilitation de ses friches ses priorités absolues. Au hasard d’une errance, on tombera peut-être sur une usine abandonnée dont les murs sont une toile sans maître sur laquelle chaque visiteur aura apposé ses couleurs et ses formes, contribuant un peu à la froide poésie du lieu. Ces espaces à l’abandon, l’explorateur moderne en fera ses sommets, bivouaquant sur leurs flancs et plantant sur leurs crêtes ses drapeaux. L’Urban Exploring est d’ailleurs à Berlin une pratique sérieuse à laquelle s’adonnent une poignée de poètes désœuvrés amoureux de vieux béton. Leurs comptes-rendus imagés sont exposés comme des trophées sur des sites dédiés, leurs Sociétés des Explorateurs à eux.

Chaque ville pourtant possède ses trésors d’abandon, mais bien dissimulés, honteusement grillagés. A Berlin, l’histoire est une bonne excuse pour ne pas s’en cacher. On entre sans peine dans ces lieux spectraux où la lumière filtre seule par les fenêtres éventrées et peut-être, par mauvais temps, croisera-t-on l’un des infortunés indigènes de ces lieux délaissés ; mais la plupart du temps, n’y sont que des blocs de béton et du verre brisé.

C’est sans doute avant tout cette façon bien personnelle qu’à la ville de refuser de planifier son futur et de mépriser son passé qui me pousse encore à rester. Berlin, en perpétuel mouvement autour d’elle-même, par inattention, laisse dépérir sans remords des zones entières et une vingtaine d’années plus tard, on redécouvre les ruines d’un quartier oublié, chargées d’histoires et des contes d’une époque déjà lointaine ; et l’on reste simplement silencieux, à rêver un instant au milieu de la poussière…