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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Clair RIVIERE – Casa sans klaxon

Casablanca - Avenue des FAR

Casablanca – Avenue des FAR

Casablanca - Avenue des FAR au coucher du soleil

Casablanca – Avenue des FAR au coucher du soleil

Sur son bureau, mon collègue Hicham a collé un sticker « Casa bla klaxon ». En VF, ça donne « Casa sans klaxon », et c’est le rêve de tous les Casablancais. L’avantage de ces grands boulevards, où il y a trois voies peintes au sol, et quatre en réalité, c’est que ça fait fuir les touristes. Ca développe chez le piéton un don pour le zigzag, et une confiance inaltérable en la vie, quand il se retrouve bloqué au milieu de la chaussée, à la merci des chauffards de taxis. Atiq Rahimi, l’écrivain afghan, est venu y tourner un film. Quand je l’ai interviewé, il m’a dit que ça lui rappelait l’Afghanistan. C’est sans doute vrai pour ce qui est des voitures. Ca l’est moins pour ce qui est des femmes : à Casablanca, il y a peu de burqas, et même, quelques mini-jupes.

Au Maroc, Casablanca, c’est la ville de la modernité. C’est là que se trouvent la Bourse, les banques, les journaux – les fonctionnaires, on les laisse à Rabat. Casablanca, c’est là que se trouve le flousse. Et donc la misère. Tout l’exode rural est venu échouer ici, peupler les quartiers populaires et les bidonvilles. 5, 6, 7 millions : combien y a-t-il de Casaouis ? Personne ne sait vraiment. Ce qui est sûr, c’est que question football, ils se divisent en deux camps : les Rajaouis et les Wydadis. Le Raja joue en vert, le Wydad en rouge. Il paraît que pour éviter tout caillassage, les designers du futur tramway ont pris soin de choisir une couleur neutre.

Les matchs Barça-Real, qui remplissent les cafés, sont la principale activité culturelle de la ville. A Casa, on parle beaucoup de foot. On en parle en arabe (dialectal), en berbère et en français. Et à part à l’école publique, au tribunal et dans les journaux, on écrit surtout en français. Comme ce n’est pas la langue maternelle des gens, ça génère des perles linguistiques. Dans le journal où je travaille, un collègue est tombé sur ce panneau énigmatique : « riparation duchapemons radiatoure elecetriciti out-mobil ». Il a mis un moment à comprendre qu’il se trouvait devant l’atelier d’un mécanicien, spécialisé dans les pots d’échappement… Au restaurant, j’ai déjà eu le choix entre une salade américaine, une salade mexicaine et une salade « russienne ». Elle était bonne quand même.

La spécialité culinaire de Casa, ce sont les escargots. A tous les coins du centre-ville, des vendeurs ambulants trimballent leur marmite de coquilles montée sur une charrette – un carroussa, en VO. Avec les cireurs de chaussures, les vendeurs de cigarettes au détail, les fripiers et quelques autres, ils forment la communauté des ferracha. Depuis la chute de Ben Ali, ils s’installent à peu près où ils veulent. Pour cause de risque révolutionnaire, la police a été sommée de leur ficher la paix. Ca énerve les bourgeois, parce que ça bloque un peu les rues, des fois.

Moi, ceux qui m’énervent, ce sont les vendeurs de musique. Cet hiver, ils passaient tous le même morceau, et comme ils sont partout, et toujours en mouvement, impossible d’y échapper. La chanson s’appelait Bismillah, au nom d’Allah, et c’était une comptine – en français – censée expliquer aux enfants des familles musulmanes d’Europe dans quelle situation utiliser ce terme. Un autre collègue, Hassan, aussi agacé que moi, a mené l’enquête, et a fini par retrouver le compositeur de cette mélodie qui vous rentre dans la tête et refuse d’en sortir. C’était un producteur de la Courneuve, qui ignorait complètement que sa chanson, allègrement piratée, était devenue un tube au Maroc, et se vendait comme des petits pains. « On ne peut rien faire ? » a-t-il naïvement demandé, peu habitué qu’il était à être ainsi victime d’une telle entorse au droit d’auteur. « Bah non, on ne peut rien faire », lui a répondu mon collègue.

C’est qu’à Casa, on trouve tous les films de la terre, souvent avant leur sortie en salle, parfois malgré le fait qu’ils ne sortent pas en salle. Le tout pour moins d’un euro. Dans le quartier de Derb Ghallef, il y a un immense souk à la contrefaçon : c’est une médiathèque géante, une Fnac informelle. Non loin de là, il y a le souk au s’hour, la sorcellerie. On y trouve, entassés dans des cages, des tortues, des iguanes, des hérissons, et même, paraît-il, des extraits de testicules de hyènes. Ils servent à concocter des philtres, pour jeter ou conjurer des sorts, ou aider à faire sortir du corps le djin (démon) qui s’y serait introduit.

Pour conjurer le mauvais sort, d’autres préfèrent la bière. La spécialité locale, c’est la Spéciale flag. Avant, la brasserie appartenait au roi, mais il l’a revendue : pour un « Commandeur des croyants », ça ne faisait pas très sérieux. La loi interdit de vendre de l’alcool aux musulmans – c’est-à-dire, hormis les quelques milliers de juifs, l’ensemble des Marocains, qui n’ont pas eu le choix. Mais tout le monde ferme les yeux, et les bars sont pleins, surtout quand ils rouvrent leurs portes, à la fin du ramadan. Ces jours-là, l’affluence est telle qu’Abdelilah Benkirane, le Premier ministre islamiste actuel, après avoir observé ce genre de scènes, en a conclu que la loi était vraiment inapplicable. A la grande joie des buveurs, qui se retrouvent dans des troquets parfois très glauques, souvent pleins de prostituées, où trône de temps en temps un juke-box qui ne cesse de diffuser Sultans of swing, de Dire Straits.

Certains bistrots datent de l’époque du Protectorat. Au Petit Poucet, où St-Exupéry faisait escale du temps de l’aéropostale, l’ardoise propose encore le sandwich au jambon. Avec les étudiants subsahariens, les Français forment toujours la principale communauté étrangère de la ville. Ce sont eux, il y a près d’un siècle, qui ont bâti les immeubles art-déco du centre. Ce sont eux qui construisent le tramway, et qui construiront bientôt le TGV qui rejoindra Tanger. Pour 2 milliards d’euros. Au moment où les finances publiques sont en crise et que nombre de Marocains n’ont pas les moyens de se payer un âne pour se déplacer. « Le Maroc, terre de contrastes », disait un slogan de l’Office marocain du tourisme. Il disait vrai.