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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Cécile FACCA – Antananarivo, la ville aux mille baisers

Tananarive à l’heure, Tananarive gauche, Tananarivera jamais… Je ris doucement de ce nom incongru avant d’atterrir sur l’île Rouge. Surement pour chasser la peur de la culture inconnue, insulaire et indéfinissable.

Entre l’aéroport et le centre ville, je surfe sur les vagues ondulatoires des collines au bas desquelles s’étendent des kilomètres de rizières entourées de vieilles clôtures ocre en terre battue. Des enfants s’ébattent dans l’eau pendant que les femmes y lavent le linge. Des centaines de vêtements sont étendus à même la terre, la colline se transforme en un immense tapis en patchwork. Au loin, des tombeaux d’ancêtres surplombent certains sommets. Je croise mon premier zébu, gros boeuf bossu, qui est une grande source de richesse ici. Il tire une charette pleine de paille où toute une famille est assise. Commence alors le voyage dans le temps. Au bout de l’unique route entourée de part et d’autre de rizières, la grande ville se rapproche inexorablement. Elle déborde de partout. Je n’ai pas le temps d’être anxieuse, elle m’a déjà engloutie et digérée comme une baleine affamée.

A l’intérieur de ses entrailles, le trio d’accueil est détestable: asphyxie, misère, stress. Les effets sont immédiats ; les bronches se rétractent, le moral s’effondre, et la vigilance est au maximum. La notion innocente de ballade s’efface au fur et à mesure de l’entrée dans la ville. Le premier baiser a un goût d’essence, de métal et d’ordures.

Perdue, sur mes gardes, j’ingurgite des centaines d’images que je recracherais plus tard sous forme d’états d’âme ; il y a les bennes à ordures de la taille d’une mairie de commune, les canalisations cassées et les toilettes publiques à ciel ouvert. Il y a le danger permanent des voitures folles, abandonnées à la seule humeur du chauffeur qui frôlent le mollet, raflent la hanche, percutent le coude. Il y a la sournoiserie des nids de poule du trottoir qui, selon leur profondeur tordent les chevilles ou cassent la jambe. Il y a les vendeurs ambulants harassants à 10 contre 1, les chauffeurs de taxis en demande de course tous les 15 mètres et les vagabonds qui ont depuis longtemps perdu raison et vêtements.

Tananarchie. Il y a un enfant accroché à chacune de mes jambes qui me prend pour une anglaise ou une allemande, dans les deux cas pour une convoyeuse de fonds. Les scènes s’impriment dans la rétine comme autant de photos dramatiques : des enfants qui boivent l’eau des canalisations, des enfants qui portent d’autres enfants sur leur dos, des enfants qui ressemblent à des fous par manque d’hygiène, des enfants qui sourient jusqu’aux oreilles pour une pomme ou un biscuit sec, des enfants qui dorment en plein soleil serrés les uns contre les autres…. Les déshérités de la ville, enfants comme adultes sont appelés les Quat’mi: mifoka pour fumeur, migoka pour buveur, miloka pour joueur et mijangajanga pour prostituées. Parfois, les agents de la Communauté Urbaine, à l’aide de dizaines de camions, les font monter avec eux pour les déposer 25km plus loin. C’est la « politique d’assainissement urbain ». Evidemment, enfants comme adultes reviennent après quelques jours de marche occuper à nouveau les mille quartiers microscopiques et imprononçables qui se limitent à deux ruelles et à trois épiceries. C’est aussi la ville du triple A: Ambatomitsangana, Ampasamidinika, Ambatonakanga, Andriamanangona, Ankadimbahoaka…. malgré un salaire mensuel moyen de 30 euros.

Impossible d’imaginer dans cette violente asphyxie urbaine que cette ville n’était qu’une colline rocheuse noire d’arbres il y a à peine 400 ans. Elle s’appelait alors Analamanga, « la forêt bleue », c’était à la fois une citadelle imprenable et un observatoire naturel. Du sommet ce gros rocher feuillu, on pouvait voir jusqu’à 35 kms aux alentours. Dans la vallée se trouvait une immense plaine marécageuse abondamment arrosée par quatre rivières aux cours capricieux. Après des années d’immense labeur de défrichement, d assèchement de marais et d’édification de terrasses, les rizières ont remplacé les marécages. Vers 1600, un roi conquérant dépêcha 1000 guerriers pour s’emparer de la cité. La forêt bleue devint « la ville des mille », Antana, ville, rivo, mille. Francisé, cela donne « Tananarive », et ensuite « Tana ». Tananarive a la taille serrée par une ceinture verte de 12 collines sacrées. L’histoire veut que vers 1800, le roi Andrianampoinimerina, réinstalla les souverains qu’il venait de soumettre sur les 12 collines entourant la ville afin qu’ils le prient et l’invoquent tous les jours. A moins qu’il n’y ait installé ses douze épouses… Les histoires se contredisent, par manque d’archives écrites.

Après quelques heures de marche entre asthme et cafard, c’est le désespoir. A bout de nerfs, je m’arrête dans une gargote pour commander ce qu’il reste, largement en retard sur les heures fixes, presque rigides des repas malgaches. Je rassemble le peu d’énergie qu’il me reste pour trouver une seule bonne raison de ne pas repartir dès le lendemain. Je la trouve là, implacable, dans le cœur d’un nem au zébu haché et à la coriandre. J’en rit de suprise et de plaisir. L’angoisse s’efface au fur et à mesure de ces bouchées délicieuses qui se font de plus en plus voraces. « Je vais en prendre 3 autres s’il vous plait » L’huile coule sur les doigts, la radio joue un rythme côtier endiablé, la serveuse se moque de moi doucement… Elle me sert un jus naturel à l’ananas avec un accent indéfinissable, un vent chaud se lève et fait voler la toile cirée qui sert de toit. Arrive le second baiser, inattendu et romantique, celui de 5h du soir.

Je lève alors les yeux sur un peinture à l’huile panoramique qui aurait pu s’intituler «l’Embrasement ». La moitié nord du ciel est noire, l’autre moitié est d’un rose intense.  Pendant quelques minutes, la ville entière est comme enveloppée dans du coton doux et chaud. C’est une lumière si particulière qu’on dirait qu’elle n’a pu exister qu’au XIXème siècle. Je lève les yeux sur l’éblouissante église catholique de Faravohitra faite de briques rouge orange sur laquelle le soleil couchant projette des feux de lumière couleur de lave. Autour de l’église, des milliers de bâtisses de toutes les couleurs et de toutes les formes, grands hôtels en bois, maisons traditionnelles en brique vermeil, pointes de clochers dépassant ça et là. C’est un décor de théâtre, mi-marqueterie, mi carton-pâte, il a l’anarchie du bidonville et l’élégance du quartier Latin.

Tananarova. Plus haut, niché sur l’une des plus hautes collines de la ville, à 1463 mètres d’altitude se dresse le Rova, dit « Palais de la Reine ». Il est visible à des kilomètres au loin et domine la plaine qui s’étale aux pieds de la capitale. Habité par 8 rois et reines avant l’arrivée des français, tout de pierre vêtu, il est le symbole majestueux de la monarchie malgache déchue. L’histoire dit que pour lutter contre l’évangélisation européenne, la reine Ranavalona I dite la «reine répugnante», jetait les chrétiens convertis de son balcon, directement dans le vide. En contrebas, des taxis 2 CV mal en point raclent leur moteur de 1970 sur des ruelles sinueuses et étroites. C’est le « Montmartre malgache » vanté par tous les guides touristiques. Deux longs escaliers en pierre se font face. Ils grouillent de parasols délavés, de pulls en cachemire, de DVD piratés, de petites voitures en bois, de brochettes et nouilles chinoises, de sacs en raphia, de kilos de vanille et de mendiants estropiés. Au milieu des deux escaliers, la longue avenue de l’Indépendance, durement gagnée en 1960.

Tananarive en France. En vieille France. Celle des 4L, des brasseries typiques parisiennes, des imposantes gares ferroviaires. On trouve des reliques de l’histoire coloniale dans l’architecture, la gastronomie, la culture. Entre les anciennes banques et sociétés françaises, les grands hôtels portent des noms très familiers ; le Colbert, le Louvre, l’hôtel de France, tout comme les restaurants ; la Ribaudière, le petit Verdot, le Rossini. On y cuisine pêle-mêle des tournedos de zébu, des tartiflettes, du magret de canard, le tout accompagné d’un Bordeaux 2006. En sortant, un vendeur propose Le Monde ou Libération vieux de 48h. Nombreuses sont les enseignes écrites en français ainsi certaines devantures sont assez improbables : « Au collège des plus-que-parfait, circoncision à toute heure, au PMU de la dernière chance…»

Tananarisquée. La nuit tombe avec les rideaux de fer des échoppes et les masques des touristes sexuels. C’est le couvre feu naturel. En quelques minutes,la ville change d’humeur et de température: les poubelles commencent à brûler au bord des trottoirs, les gargotes se replient à la hâte, la faiblesse de l’éclairage public fait autant de peur que de mal. Les faits divers résonnent dans l’esprit comme des mauvais journalistes à sensation: mâchoires cassées, kidnapping, viols, braquage à main armée, égorgement…

Les filles envahissent les trottoirs du centre et les escabeaux des comptoirs de bar. Comme dans la chanson « Bidonville », elles vendent leur peau douce pour manger. Ma première fois au Glacier, construit en 1933. Il y a une demi-heure, j’y mangeais une crêpe au chocolat tout comme des dizaines de familles. Sur les murs, il y a des odalisques d’Ingres et de Chasseriaux, et des affiches annonçant les prochains concerts. Maintenant, je fixe le sol un peu gênée et j’y vois passer des dizaines de paires de talons aiguilles. C’est l’ouverture cadencée du bal des mini-jupes et des européens ridés, un des nombreux de la capitale. Les moins impudiques relèvent déjà leur jupe jusqu’aux cuisses. Il est 19h. Il y a là tous les désœuvrés, solitaires, alcooliques du monde face à une cinquantaine de jeunes robes en cuir consentantes. Pas plus de chances de trouver un interlocuteur sain d’esprit qu’un alcool doux. C’est l’endroit idéal pour un Toulouse-Lautrec malgache. Le rhum arrangé à la vanille ne me berce plus. Il vaut mieux quitter cet endroit hors du temps et du Code Pénal. Le dernier baiser arrive sans prévenir alors que je que je suis sur le point d’exploser. Il m’est donné par le «roi du kawitry», le chanteur malgache Jerry Marcos lui-même, qui vient d’entrer triomphalement dans le cabaret. IL se dirige droit sur moi, se penche à mon oreille, et me murmure le refrain de son dernier tube en guise de bonne nuit; «Za tsy kivy», «moi je ne me décourage pas»…