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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Alice Rosenthal – Le banc de la place de Séoul

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J’aime dessiner sur les bancs de la ville même quand je n’ai plus le temps. Au moins je peux saisir un détail ahurissant. L’instant d’un croquis. J’aime croquer Paris.

Mon banc préféré se trouve sur la place de Séoul dans le quatorzième arrondissement à côté d’une fontaine Wallace toute aussi verte que lui. Il y a trois bancs en fait, mais je préfère celui de gauche parce que, lorsque je m’y assois, je peux apercevoir la place Brancusi.C’est là qu’on se précipitait en courant à la sortie de l’école maternelle pour acheter un pain au lait. Tous. Enfin, je crois. Il y avait beaucoup de monde en tout caset comme chaque jour, je faisais un détour en passant devant mon banc de la place de Séoul.

Là, je m’y suis assise pour prendre le temps de regarder mes anciens croquis. Il y a des enfants qui passent en criant avec leur pain au lait ; c’est la nouvelle génération. Qu’est-ce qu’ils sont marrants avec leur visage tout rond. Pourtant ces figures, ces expression me sont souvent étrangères. Et ça me plait. Evidemment, j’aime avoir mes repères, mes souvenirs, mon banc… mais je ne peux pas m’en contenter. Parce que c’est ça aussi que j’aime dans la ville : il y a cette sensation d’infini, de secret aussi. Je suis délicieusement troublée par l’impression que je ne la maîtriserai jamais totalement, que je pourrai toujours m’y perdre dans cette satanée ville. Je veux pouvoir y vivre et m’étonner encore au bout de toutes ces années. Oui, c’est ça, je veux pouvoir m’étonner de cette immensité de possibilités inenvisagées.

D’ailleurs si l’on fait attention, Paris n’est pas gris, non, mais Paris me grise. Quand je regarde mon premier croquis, au crayon à papier, les couleurs se rappellent d’elles-mêmes. J’avais griffonné à la va-vite les pavés et les façades de la rue des Thermopyles avec toutes ces fleurs bleues qui grimpaient sur les murs blancs. C’est un petit coin de paradis qui s’est perdu au milieu de ma ville, tout doucement. Passez-y si vous avez le temps : c’est à cinq minutes à pied de mon joli banc. Il n’y a pas beaucoup de passage dans la rue des Thermopyles et les gens attachent leurs vélos sur les grilles. On glisse un peu sur les pavés après la pluie et, sur la langue, on a ce goût de ville mouillée. L’odeur d’essence diluée par l’averse, le bruit des pas dans les flaques et de l’eau dans les gouttières. L’odeur de mon chien mouillé aussi. La rue des Thermopyles est une parenthèse dans la ville. Elle ne l’efface pas, non. C’est comme une virgule dans une phrase un peu trop rapide. Mais dès qu’on en ressort, dès que l’on retourne se frotter au macadam avec le vrombissement des moteurs et les clameurs qui renaissent après l’averse, on se laisse à nouveau emporter, tout excité, dans cette frénésie revigorante.

En tournant la page, je découvre une esquisse presque oubliée. C’est l’entrée du métro Pernety que l’on croise à la sortie des Thermopyles mais les traits de crayon sont si rapides qu’il en paraît abstrait. Au dessus, il y a cette immense fresque bleue sur laquelle un temple gréco-romain fait exploser, entre ses arcades, un visage surréaliste, un palmier, une barque. C’est vrai, elle n’est pas à tomber, mais c’est une spécificité de plus qui donne son caractère particulier au quartier. D’ailleurs c’est grâce à des détails amusants comme celaque je me repère dans la ville. Je vois juste des points. Des petits points. Des points de repère. La rue au trottoir trop étroit, le réverbère recouvert d’étiquettes, le banc vert de la place de Séoul … Je me souviens avoir longé le boulevard Saint-Jacques en suivant des empreintes de pattes de mouette que quelqu’un avait dessinées sur des dizaines et des dizaines de mètres. C’était tout simple et incroyablement poétique… Je sens des gouttes de pluie couler sur ma main au moment même où un pigeon vient roucouler à mes pieds. Sa dulcinée préfère pourtant picorer les miettes de pain au lait des enfants de Brancusi. Je me demande ce que ça ferait si je peignais en blanc les petites pattes de ces deux pigeons pour qu’ils laissent leurs empreintes sur le trottoir. Oh, et si l’on peignait les pattes de tous les pigeons de Paris…. Le problème c’est qu’ils se percheraient sur les monuments et puis aussi sur les statues du jardin du Luxembourg qu’ils marqueraient de leurs petites pattes blanches. En fait on ne penserait plus qu’aux pigeons, ambiance thriller hitchcockien. Non, ce serait bizarre quand même.

Page suivante. Ah, tiens, cette aquarelle est plus récente. La couleur dominante est le vert. Etrange pour une ville, non ? C’est l’herbe du parc de l’Atlantique, construit juste au-dessus de la gare Montparnasse. Allongez-vous un instant sur la grande pelouse et écoutez . Ecoutez. Il suffit de tendre un peu l’oreille pour entendre les trains ronronner sous terre et, les yeux à demi fermés, on peut discerner les arbres dominés par les immenses barres d’immeuble gris. La ville ne se laisse pas oublier. Et après tout, elle a bien raison. La ville est multiple, certes, mais la ville garde son essence : elle n’a pas à être un concentré des différents milieux. La ville ce n’est pas la campagne. Sinon on ne bougerait plus, on ne voyagerait plus pour le plaisir de découvrir. Le parc de l’Atlantique reste donc un parc de ville, un arc de verdure dans un écrin de verre et de béton.

Les gouttes de pluie s’écrasent sur la paume de ma main de plus en plus fort. Il fait froid maintenant. Je range précipitamment mon carnet de croquis pendant que les pigeons s’envolent. La nuit, elle, tombe doucement et les voitures allument leurs phares, leurs phares jaunes et rouges dont les lumières vacillent et flottent à cause de l’averse. Au bruit des moteurs qui crachotent, je me mets à marcher tranquillement pour trouver un abri. Les enfants de Brancusi sautent dans les flaques. Comme d’habitude. Et la saveur de la ville mouillée fond doucement, tout doucement sur ma langue.