UNE VIE ENTRE AFRIQUE ET BRETAGNE
Kerlouan – Finistère – mai 2010. La 4L orange jure avec le bleu du ciel. En contrebas d’une maison isolée, il s’arrête enfin…
Le voilà, ce vieil oncle qui trimbale son rire dans sa Bretagne natale. Ce père blanc, missionnaire, qui égrenait ton enfance de ses histoires africaines. Un vieil oncle qui chuchote à perpétuité à cause d’une opération ratée de la gorge. Nous sillonnons le village depuis plusieurs heures, à sa recherche. «On voudrait venir te voir, cet été, au Mali.» L’oncle de 83 ans ne montre pas un signe de surprise. Il rit, parle du thé qu’on boira sur la route, de la saison des pluies, de sa maison aux sept chambres, du prêtre qui vivait avec lui, aujourd’hui curé à Ouessant, au large. «Je vous attendrai là-bas, sur la colline», promet-il. Et la 4L orange repart.
Kati, Mali, août 2010. «Il ne me manque qu’une seule chose ici.» Autour de nous, ce n’est que terre rouge et grasses feuilles vertes. Il n’y a que toi pour lui répondre : «La mer.» Sourire malicieux. Nous venons de le retrouver. Brest-Paris-Dakar-Bamako et enfin la colline de Kati. Il est là, assis dehors, moment de calme qu’on devine quotidien. Perchés dans les hauteurs de la mission catholique, on distingue encore la rumeur de la seule route de la ville. Kati, à une quinzaine de kilomètres de Bamako, n’est connue que pour sa caserne. En contrebas, l’église et une file de sœurs africaines, silhouettes blanches, têtes noires, en chemin pour la messe.
Le père Jaouen a été ordonné à Carthage avant d’être envoyé au Mali. Il y vit depuis cinquante-cinq ans et, pourtant, il a collé sur sa bible le blason de Kerlouan (un lion, un navet et un ormeau). Aux Maliens, il décrit les calvaires, le goémon, Molène et les dunes de sable. Je l’entends dire «chez moi» pour le Finistère. Sa terre est pourtant là. Une terre rouge, une terre bambara où on l’appelle «le Chocoroba», le vieux.
C’est l’heure de la messe. Il faut rejoindre l’église. Tu hésites. Il a quitté sa chemise bariolée pour une aube rêche. C’est une messe comme un long chuchotement entrecoupé de chants. Je regarde les pagnes décorés de vierges, du visage de l’évêque ou d’un jésus en croix. Ici, l’appartenance religieuse s’affiche en multicolore. A la sortie, une fillette s’accroche au père, à ses solides poignets couperosés. Il rit, fait tourner la petite en salopette rouge autour de lui.
Le vieil oncle a passé la majeure partie de sa vie à enseigner. Au fil du voyage, nous croiserons beaucoup de ses anciens élèves. «Oh oui, le père Jaouen, il nous en a fait voir de toutes les couleurs.» Partout, son nom nous a ouvert les portes.
Retour dans la maison de la mission autour d’un plat de riz avec une sauce aux oignons. Il raconte sa vie à Ségou, pendant trente-huit ans. Comme il traversait le fleuve Niger, sa mobylette à l’avant de la barque, pour visiter les villages de l’autre rive. Le missionnaire n’a pas toujours été cette silhouette frêle et voûtée. Avant, il gagnait l’admiration des Maliens en nageant à pleines brassées dans le fleuve. Il leur a même appris la godille. Je regarde ses mains, restées larges et puissantes. Je pense à tous les oncles de ta famille, dans leur autre bout du monde, et à leurs mains de colosses.
Le lendemain matin, la 205 cabossée ronronne déjà dans la cour. Nous finissons nos cafés en vitesse sous les néons de la cuisine. Amertume du Nescafé dans la bouche. Ranger la boîte de sucre en fer rouillé, puis le café, en vrac dans un récipient de plastique. Chaque chose a sa place, sûrement la même depuis toujours. C’est une maison d’homme seul, qui sent les habitudes. Il faut passer les marigots, la voiture nous secoue dans tous les sens. Le vieil oncle ne s’arrête pas au péage mais tous les militaires le saluent en chœur. Il rit, encore, toujours, et ce rire prend toute la place. Au village, dans la brousse, bouillie de riz sucrée et rituel sans fin des salutations. Le chocoroba était attendu. Il raconte qu’ici, il y a dix ans, il n’y avait pas un seul catholique. Un baptême, puis un second et maintenant une église et des petits bancs sculptés dans la terre. C’est étrange de voir l’évangélisation de si près. La bouillie coule des cuillères géantes en calebasses, presque des petits bols. La 205 blanche repart sur les pistes. D’autres villages à visiter, puis l’hôpital, la cuisinière malade, le nouveau catéchiste.
«L’Etat malien m’a donné un nouveau visa, gratuitement, jusqu’en 2014. Tu te rends compte ? C’est l’éternité pour moi !» Les éclats de rire se transforment en une quinte de toux. La faute à sa gorge abîmée qui le fait souvent souffrir. L’éternité et, pourtant, je l’entends rêver de monter une dernière fois, à pied, en haut de la colline de Kati.
Cimetière de Montrouge, Paris, septembre 2010. Un mois plus tard, le vieil oncle est rapatrié en France. Dans un hôpital parisien, loin du Mali qui fête le cinquantenaire de son indépendance, loin des rochers de granit de Kerlouan. Il meurt ici, un matin. Lionel, l’autre prêtre français de Kati, est revenu pour l’enterrer. Il s’approche du cercueil et parle à l’oncle avec son drôle d’accent, mélange de Montpellier et d’Afrique de l’Ouest. Il dit son rire. Il dit sa Bretagne. Il dit qu’avec lui il a appris à prier.
Lionel raconte qu’un soir, Barnabé, le jardinier du cimetière de Kati, avait surpris le vieil homme marchant dans les allées. «Je choisis ma place», lui avait-il dit en désignant un carré d’herbe. Alors, le jour de sa mort, Barnabé et d’autres se sont réunis à cet endroit. Ils ont creusé et rempli des bocaux. Lionel les lève bien haut pour montrer la terre rouge de Kati. Au cimetière, chacun en verse un peu dans le trou. Ploc ploc sur le cercueil. Des Maliens de France sont là. Une femme entonne un chant bambara. Les voyelles dansent entre nos visages baissés. La terre rouge de Kati continue de pleuvoir sur le vieil oncle, par poignées, loin du Mali, son pays.