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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Maud RIEU – L’homme-oiseau

Illustration Raphaël GROSSOT

Illustration Raphaël GROSSOT

La musique résonne sur les hauts plateaux malgaches. Un millier de personnes est venu célébrer Ravorona. La foule se déhanche au son des cuivres, soulevant la poussière rouge de ces terres qui s’étendent à perte de vue. Le buffet est immense : zébu, porc, riz, achards de légumes emplissent les tables, pour l’occasion, dressées dans le cimetière.

Ici, tout le monde connaît Ravorona. Une célébrité contée, transmise, enjolivée par les légendes chères aux Malgaches. Je ne le connais que par les dires de ses descendants qui m’accueillent. Aujourd’hui je vais faire sa connaissance. Personne n’a pu me décrire son visage : Ravorona est mort depuis plus de deux cents ans. Cet après-midi, il va revoir le soleil.

Ce vendredi c’est jour de famadihana,de retournement de mort, à Ambohibary. L’enjeu est sacré : avant le coucher du soleil, les os du mort doivent être déterrés, enveloppés dans de nouveaux linceuls puis transportés à travers le village. Ainsi son aura continuera de protéger les habitants et son âme rejoindra le monde des ancêtres pour y trouver le repos. Une tradition honorée pour chaque défunt malgache tous les trois, cinq ou sept ans ou lorsqu’un descendant rêve que le mort a froid. Il n’est alors plus en mesure de protéger les siens, le revêtir devient priorité. Invitée à la fête, je mesure l’honneur qui m’est fait entre appréhension et excitation : les étrangers ne sont pas souvent témoins du cérémonial.

Ravorona connaît bien le village d’Ambohibary, «rizière» en malgache. C’est lui qui l’a créé. Venu du Nord, il a investi ces terres arides du centre de Madagascar et y a fait pousser du riz, première ressource économique maintenant. Il était bâtisseur, couvreur de toits et sage du village. Respecté pour sa bonté, il fut mythifié pour sa rapidité à marcher. Une poignée d’heures seulement le menait à Antananarivo, distante de 130 kilomètres, sur des routes sinueuses accrochées aux montagnes. L’exploit de l’homme-oiseau alimente toujours les fables malgaches.

J’ai rencontré Ravorona après un voyage en taxi de plusieurs heures sur ces mêmes routes qui serpentent entre rizières et champs de poussière. Au bout, Ambohibary. La rue principale en terre et les quelques maisons en tôle sont désertes en ce début d’après-midi. «Marche tout droit, suis la musique, tu trouveras le cimetière», me conseille le chauffeur de taxi. J’approche lentement, m’interrogeant sur ma légitimité à assister à l’événement. L’invitation était sincère mais l’intrusion n’est-elle pas déplacée ? Au bout de la rue, mes doutes se dissipent. La fête est immense, je suis accueillie avec sourires et appels à la danse. Tous les habitants sont réunis autour des tombes. Tous sont venus célébrer Ravorona.

Ici, la communion avec le défunt se fait en transe et déjà s’échangent les bâtons de chanvre, de main en main, de lèvres en lèvres. Pour la cérémonie, la municipalité a levé l’interdit : pendant quelques heures encore, fumer est toléré. Les vapeurs de cannabis s’élèvent aux alentours de la tombe, inabordable tant la foule se presse pour apercevoir l’homme-oiseau. Tout l’après-midi, j’observe la scène à l’écart. Y prendre part serait malvenu. Au chanvre se mêle le toaka gasy, l’alcool pur de canne à sucre que les gorges non initiées ne peuvent apprécier. La magie du mélange opère, l’état de grâce emporte peu à peu les célébrants. Cuivres et percussions répètent inlassablement mélodies et rythmes que suivent les fesses ondulantes et les pieds frappant la terre. Les bras se lèvent, les cris retentissent, tous cherchent l’extase. A 15 heures, l’étau de la foule se resserre autour du tombeau. Enfin, il apparaît.

De Ravorona ne reste qu’un petit tas d’os que les offrandes dissimulent aisément. Enroulés dans plusieurs linceuls, ils gardent rondeurs et forme humaine. La vision est déroutante mais n’a rien de rebutant. La scène est euphorique : vécue comme une fête, la mort perd tout son tragique. Lentement, Ravorona est sorti de terre. La manœuvre est longue, il ne faut pas briser le fragile squelette. La foule envoûtée se presse. Chacun veut toucher le défunt, gage de réussite et de fertilité. La musique redouble d’intensité pour accompagner le rituel. Dérouler les bandelettes, nettoyer les os, les enrouler dans un nouveau linceul rouge sang. Enfin la grande heure de Ravorona est arrivée : il est prêt à défiler dans les rues du village. De son village.

Ravorona hissé sur un trône de bois, la parade commence. Porté à bout de bras, il surplombe les regards tournés vers lui. Je ne peux le quitter des yeux. Sous ses restes, on court, on se pousse, on se bat pour approcher celui que tous veulent effleurer. Ravorona saute au rythme des percussions et des tambours que les musiciens frappent avec force. Il résiste aux assauts de ceux qui le serrent de trop près. A son passage, la foule l’honore par des jets de toaka gasy. Ravorona fend le cortège et traverse Ambohibary, supporté par des centaines de bras à son service. Le soleil se dresse au-dessus de lui. Ses os, enfouis depuis sept ans, goûtent à la chaleur de l’astre divin. Des cris retentissent, les bousculades se durcissent, il continue sa procession à la vitesse qui a forgé sa légende. Que Ravorona en profite, la scène ne durera qu’une trentaine de minutes. La cohue s’arrête. Son tour d’honneur est terminé.

Ravorona a regagné sa couche, la fête continue dans le cimetière. Le soleil disparaît au loin, je reprends la route. Le taxi m’attend, patiemment. «Ça vous a plu ? – Oui, je crois.» Mon retour est silencieux, l’émotion palpable. Je réalise soudain ce que je viens de vivre. L’extraordinaire de la rencontre. L’intensité du moment. Un œil sur les montagnes, j’imagine Ravorona foulant ces sentiers.

Je ne reverrai plus l’homme-oiseau. Lui-même ne reverra peut-être plus le jour. Les famadihana ne seront bientôt plus elles aussi que des légendes contées, transmises, enjolivées. Les descendants doivent financer entièrement l’exhumation et inviter chaque participant au banquet. Les familles malgaches n’ont plus les moyens de célébrer leurs défunts. Elles se disloquent, se perdent de vue, s’enlisent dans une pauvreté déferlante. Modernité contre tradition, pour Ravorona la sentence sera implacable : bientôt, il ne reverra plus le soleil.