Je ne connais pas son nom. Il a débarqué comme ça, de nulle part, sur son vélo. Tel le cow-boy progressant lentement depuis l’horizon, il s’est avancé vers l’objectif, passant d’une silhouette floutée à une image tout à fait claire. J’ignore pourquoi je l’ai pris en photo. Le tatouage tribal peut-être, ou alors cette barbe insolente qui se débat dans les lanières du casque.
Partout, le Nord-Namib s’étend, aride, lunaire. Nous touchons aux confins du Kaokoland, marqué par la découpe des inhospitalières Baynes Mountains. Au milieu passe la C43. Une route dessinée d’un trait bien gras sur ma carte, mais qui n’est rien d’autre qu’un chemin grossier et caillouteux. La chaleur et la poussière m’assoiffent, j’ai besoin d’ombre et d’un coup de flotte. Lui aussi. Sous ce baobab, alors que nous partageons une gourde, je peine à dissimuler ma gêne de le voir si chichement équipé, à cheval sur ce vélo banal. Quatre grosses sacoches à l’arrière, deux autres devant le pédalier, une petite trousse à outils scotchée au guidon, la mule est chargée. Le cadre aussi, lourd de trois bidons d’eau. Le conseil d’un Namibien croisé la veille me revient en écho : «Dans le désert, ne refuse jamais une occasion de boire. C’est peut-être ta dernière gorgée.» Flippant.
Il est allemand, «de Munich». Mais s’applique à m’articuler son meilleur anglais. Il s’amuse de mes difficultés à jongler avec les auxiliaires, à piocher dans mes souvenirs de collégien. Comme moi, il s’est réveillé à Opuwo ce matin, au cœur du pays Himba, 150 kilomètres plus bas. Comme moi, il se couchera ce soir à Epupa Falls, grandiose point de ralliement des touristes, dernière merveille namibienne avant la jungle angolaise. Le cycliste enfourche sa bécane, il m’a promis une bière, ce soir au-dessus des chutes, à la fraîche. Troublé par le naturel de la rencontre, je le regarde s’éloigner en danseuse, à la faveur d’un «faux plat montant» comme dirait Jean-Paul Olivier, «mister belles églises» du Tour de France.
C’est reparti. Le 4×4 toussote, s’ébroue et rejoint les pneus rustinés du voyageur solitaire. J’hésite à esquisser un signe avant de balancer un coucou un peu ridicule par la fenêtre. Noyé sous la poussière, le pauvre n’a pas le temps de répondre. Silence dans l’habitacle. Respect, admiration ? Ce type, un matin, a eu assez de couilles pour embrasser sa mère et prendre le large. C’est dur de prendre le large. Le genre de truc «plus facile à dire qu’à faire». Il faut être putain de déterminé pour ne pas flancher. Ce matin-là, a-t-il douté devant son bol de lait ? En rangeant sa brosse à dents ? Au stop du bout de sa rue ?
La Kunene River gronde, assourdissante. Un guide est mort ici, hier, pour avoir défié les gorges d’un peu trop près. Mourir pour satisfaire le désir de photo inédite d’un touriste, c’est quand même tristement con. Il doit être 17 heures, la chaleur et la lumière ont nettement baissé d’intensité. Je patiente à la terrasse du bar qui surplombe le fleuve, m’amusant des acrobaties que font les singes sur l’autre rive. Il arrive, tranquille. Buste gonflé, mains sur les hanches, tenant ses lunettes par une branche, il contemple dans une profonde inspiration. Mission accomplie. Debout, yeux clos, il s’accorde le plaisir minuscule du soleil posé tout contre ses paupières.
J’improvise un timide «hello» et lui tends une pinte de houblon namibien. Son visage juvénile et buriné s’illumine : «Parlons voyage !» Voilà seize mois qu’il a déserté. Le jour J, il a orienté son guidon vers le voisin autrichien, puis, porté par les vents d’ouest, a poussé jusqu’en Turquie, Istanbul par les Balkans. Syrie, Liban, le Golan et enfin Israël, dernière étape avant la terre africaine. Les criques de la mer Rouge pour commencer, avec le Kenya dans la mire et l’envie de tracer au sud. Checkpoint Soudan, étape obligée où il manque de se faire tuer pour un passeport tamponné en hébreu. Par chance, il tombe sur de piètres tireurs. De toute façon, «c’était ça ou la Somalie, tu parles d’un choix». Il enchaîne le long des côtes. Tanzanie, Mozambique, Afrique du Sud, puis rebondit vers le nord après avoir touché le cap de Bonne-Espérance. Namibie, Epupa, le voilà. Entre les deux cornes de sa monture, il a posé un petit compteur kilométrique. Depuis seize mois, avec la régularité du métronome, il additionne les bornes : 16 867.
Je veux en savoir plus sur sa vie d’avant. Au début, il envoyait une carte de chaque pays traversé. Puis rapidement, il a cessé de le faire. «Je n’en ressentais plus le besoin», souffle-t-il. Etrange, cette aversion pour l’ancien monde, celui de Munich où il vivait avec ses proches, sa famille et très certainement des amis. «C’est le passé tout ça.» De l’Allemagne, il n’a conservé que sa carte bancaire. Le reste, il l’oublie dans cette randonnée qui n’en finit pas de durer. Un come-back ? Il en balaye l’idée d’un «peut-être que je ne rentrerai pas». J’ai tendance à le croire. Ce gosse de 24 ans ne dit pas ce qui l’a poussé à tout plaquer pour barouder. Courage ou lâcheté, je ne peux m’empêcher de l’admirer.
J’ose. «Qu’est-ce qui te manque le plus ?» Il plonge au fond de sa tente-tunnel et en ressort un pot de Nutella, drogue douce préférée des moins de 15 ans. «Ma dernière folie. J’en rêvais souvent sur la route, je me la suis payée au prix fort, avant-hier, à Opuwo.» Je jette un œil à ses bagages. C’est frugal : trois conserves, un fruit, six litres d’eau, un short, un jean, deux tee-shirts et cinq paires de chaussettes. «En voyage, il est vital de garder les pieds au sec. C’est la première partie de ton corps qui s’infectera sous les tropiques.» Merci du conseil. Comble du luxe, il leste son paquetage de plusieurs bons bouquins glanés ici et là, au gré des vents et des rencontres. «J’aime lire le soir, je vois le pays sous un autre angle, dans l’œil de ses meilleures plumes.» En ce moment, c’est le Sud-Africain André Brink qui, dans le noir, lui confesse les blessures de sa nation arc-en-ciel. Il paraît heureux. «La seule contrainte, confie-t-il, c’est de porter sa vie sur son dos.» Vulnérable escargot, il ne s’aventure jamais loin de ses pédales. La photo ne l’intéresse pas, il préfère se souvenir de tous ces amis éphémères, abandonnés au bas d’une ruelle ou sous un baobab. Je n’échappe pas à la règle. Il s’excuse mais la nuit se fait noire et demain, il se lève avec l’aube. «Road to Ruacana», où il espère trouver l’Angola.
Il n’a pas dit son nom. C’est bête. Me voilà devant l’écran, à éplucher Google sur les traces d’un Allemand en fugue depuis 2007. Parti faire une balade à vélo.