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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Lucien SALMON – La plaine de Bekaa

C’est ainsi qu’il m’a conté sa traversée de la plaine de Bekaa, assis à mes côtés dans l’avion qui partait de Paris pour Beyrouth. Le genre de fable tragique dans laquelle l’authenticité importe peu puisque le récit s’harmonise parfaitement entre ce qui n’est plus et ce qui aurait pu être.

1982. L’époque des contestations revendicatrices et violentes, que certains appelaient encore la révolution, s’était essoufflée, étouffée dans le lot des morts, ces innocentes victimes des bombes aveugles. Ces mêmes morts, choisis par le hasard de la révolte teintée de rouge, avaient fini par éteindre les dernières braises du combat pour un nouvel ordre mondial. Le rouge noyant le rouge. 1982, c’est aussi et surtout Chabra et Chatila sur le calendrier increvable des massacres.

Septembre 1982. Il venait d’atterrir à Beyrouth depuis Paris, à la demande de l’agence. La direction voulait des photos dans l’esprit habituel; tristesse et esthétique immortalisées en noir et blanc. L’attaque israélienne avait commencé quelques semaines auparavant, un épisode des quinze longues années de la guerre civile au Liban.

Son métier de photographe de guerre lui avait appris à se déplacer vite, à suivre ses instincts pour parfois se tromper sur les hommes et surtout à coller au plus près du danger de l’urgence. La phrase de Capa, comme un commandement, racontait-il, apparaît souvent en filigrane quand il développe ses clichés et lorsque la magie de la chambre noire vient d’opérer. « Si vos photos ne sont pas bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près. »

Du chaos laissé par le chant inaudible des bombes, quelques mois auparavant, des visages sont réapparus dans le silence des locaux parisiens. Ces hommes et ces femmes frappés par la destruction que j’avais immortalisé à la va vite devant les ruines de leurs maisons ou fuyant la folie sur les routes de l’exode. Des pans de murs laidement taillés par les obus, des champs de pierres et de détritus nés du sifflement affreux des canons, décor habituel d’une guerre comme toutes les autres.

Mes yeux fixaient, deux étages plus bas, le spectacle de l’anxiété et de l’empressement bien relatifs de notre ville lumière. Il restait une dernière pellicule de mon reportage à développer. La carte du voyage se redessinait dans mon esprit. Beyrouth, Chabra, Chatila, la ville de Zahlé dans la plaine de Bekaa, à quelques kilomètres de la Syrie puis Damas. Dans la lumière rougie de la pièce, deux visages sont ressortis dans les premiers tirages de ce énième témoignage de guerre. Dernier vestige sur papier de ce souvenir. Ces deux femmes, chacune désespérée à leurs manières.

D’abord cette mère entre rage, tristesse et injustice, devant la vision insoutenable du cadavre de ses enfants, irrespectueusement dépouillés de leurs vies dans un décor qu’il est inutile de décrire. La seconde, drapée dans la tunique rouge de la violence révolutionnaire, perdue entre Beyrouth et Bekaa, combattante autoritaire réclamant l’ordre par le cri des armes. Deux portraits, semblables à deux faces du même monde, à la fois victimes et bourreaux, qui ne se sont sans doute jamais rencontrées. Les yeux de la première, entourés de cernes et de larmes, ont résonné longtemps comme le refrain du désespoir du massacre de Chabra et Chatila. L’incompréhension d’une mère crachant ses dernières réserves d’humanité. Nombre d’entre nous mettrons un visage sur cette femme dont j’ai pris le cliché mais très peu reconnaîtront la seconde ; la jeune révoltée d’une trentaine d’années, exilée au Liban depuis plus de deux ans pour des raisons obscures et absurdes. Nous nous étions suivis sans jamais le savoir et un matin dans la vallée de Bekaa, j’ai rencontré ce que j’appelle encore un mystère de la folie humaine.

Le sable jaunissait cette partie de la plaine et le soleil tapait moins fort ce jour-là. Le rationnement de l’essence obligeait les stations à limiter les approvisionnements. Je comptais regagner Paris par Damas et Zahlé était une étape de quelques jours sur ma route. Notre bus s’était arrêté un moment au bord de cette route et cette jeune femme était là assise à attendre le ravitaillement d’essence. Sa physionomie frêle malgré des habits amples et un foulard qui lui couvrait la tête la différenciait clairement des femmes libanaises. La présence d’une asiatique, assise sur une chaise à moitié cassée dans cette région de monde, m’intriguait. Elle faisait mine de ne s’apercevoir de rien, mais il y’avait là quelque chose d’étrangement étonnant. Je ne sais si ce fut là uniquement un prétexte pour savoir qui elle était, mais la curiosité m’avait saisi. Je lui demandais du feu. Froidement, elle me tendit une boîte d’allumettes sans prononcer un seul mot. Toujours en proie au doute, je reprenais en anglais.

« Merci. Que faites-vous donc dans ce pays en guerre ? »

Silence toujours.

« Vous parlez anglais ? reprenais-je.

– Oui. Un petit peu, répondit-elle avec ce léger accent des japonais roulant les r lorsqu’ils parlent nos langues européennes. J’avais rencontré les photographes de l’agence de Tokyo qui parlaient avec la même intonation.

Le camion-citerne arrivait dans un nuage de poussière.

– Japonaise ?

– Oui, et alors ? coupa-t-elle.

– Rien. C’est un pays en guerre, répondis-je. Nous pouvons parler sans animosité comme deux étrangers loin de chez eux, continuais-je pour calmer ses ardeurs défensives. »

Silence à nouveau.

Je n’insistais pas devant l’effarant mutisme de cette femme qui héla dans sa langue celui qui semblait être le chauffeur de leur camion, coiffé de ce keffieh activiste rouge et blanc. Il répondit en montrant la paume de sa main grande ouverte ce qui semblait signifier cinq minutes. Notre bus lui était déjà sur le départ. La curiosité, face à cette clandestinité entourée de mystères dans une plaine désertique du nord du Liban ne m’avait pas quitté.

« Photo ? proposais-je, en me levant.

– Je suis Fusaku Shigenobu. Le combat de l’armée rouge unifiée pour la révolution marxiste-léniniste mondiale n’a pas besoin de cliché, répliqua-t-elle distinctement. »

Sa réponse m‘avait pétrifié. La voix de notre chauffeur, salvatrice et salutaire, me rappela que je devais partir. J’ai su, plus tard, que l’armée rouge japonaise s’entraînait militairement avec le Front de Libération de la Palestine dans la région de Bekaa, au Liban.

Le seul souvenir que j’ai de Fusaku Shigenobu est cette photo prise depuis l’arrière du bus. À quelques mètres d’elle, pointant son pistolet vers moi, on ne voit que ses yeux qui ressortent dangereusement de son voile.