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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Gaspard FLAMANT – Le regard du tueur

Illustration Romain LAMY

Illustration Romain LAMY

Moi, je suis étudiant en cinéma. Lui, il vient des gangs meurtriers de Bogotá. En ouvrant la bonne porte, en parlant avec les bonnes personnes, il ne faut pas plus d’une semaine pour intégrer la communauté colombienne de Madrid. Dans ce monde, on boit du Pony Malta, de la Colombiana et, quand l’humeur s’y prête, de l’aguardiente, l’eau-de-vie indigène. Dans ce monde, on mange du poulet, du pollo, et surtout du riz, toujours. Dans ce monde, on écoute les tubes mondiaux, mais on n’oublie jamais la cumbia et le merengue.

Une voiture est un carro pas un coche. Celui qui prend le volant est un parcero, pas un chaval. Parmi eux, il y a des chrétiens convaincus, avec la vierge tatouée dans le dos, et des guevaristes inconditionnels. Certains prévoient de rentrer au pays, certain savent qu’ils ne le feront jamais. Et tous portent ostensiblement leur sac traditionnel, leur mochila. Peu importe ce qu’il fait de sa vie, un Colombien est un Colombien, un parcero. Du moins, c’est ce que l’on veut bien me montrer. Je deviens à mon tour un parcero. En deux semaines, mon monde se peuple des histoires qui viennent de Cali, Medellín, Bogotá…

Et au milieu de ce monde, il y a un homme qui les a tous aidés, soutenus. Laguerta sort de prison dans quelques jours et j’appréhende notre rencontre. Je suis le nouveau, il est le doyen.

Mon physique de héron intellectuel occidental contraste avec celui, petit et trapu, de Laguerta. Outre son allure de boxeur, il impose tout de suite un certain charisme. C’est un callado, un taiseux. Alors, on commence par passer des heures entières sans parler, moi impressionné, lui impressionnant.

Madrid connaît ce jour-là ce qu’il déteste le plus, la pluie et le froid. Laguerta arrête de jouer avec ses platines, allume son porro et me parle de sa violence. Une Andalouse l’a quitté parce qu’il avait cogné du poing sur la table lors d’une de leurs disputes. «No se la meti a ella…» Il ne l’a pas frappée, mais elle a dû apercevoir ce qu’il y avait derrière son regard froid. Le bon vieux classique du masque qui tombe.

Quelques secondes plus tard, Laguerta entame le récit de sa vie. J’ouvre grand mes yeux et mes oreilles. A l’âge où je rentre en CE2, Laguerta s’échappe d’un camp desFarc où l’on rééduque les jeunes Colombiens. A pied, pendant plusieurs semaines, il traverse la forêt et décide de ne pas revenir chez lui. Ayant déjà connu arrestation et évasion, Laguerta tend le pouce sur les routes de montagne. A 8 ans, il se dirige seul vers Bogotá. Avant d’atteindre le centre de la capitale colombienne, il passe par los barrios, la banlieue. Je sais que Laguerta n’est jamais arrivé au centre-ville.

On lui demande s’il sait manier «el cerebro o la pistola», la tête ou la gâchette. Il répond qu’il ne va plus à l’école et cette réponse leur suffit. Puis vient la phrase qui me jette au visage la réalité du monde dans lequel je suis entré par effraction.«He encontrado la muerte tres veces.»

A 11 ans, Laguerta intègre le système des gangs colombiens. Il ne tarde pas à se retrouver avec un couteau planté dans le dos. Puis, à 13 ans, une balle lui traverse l’épaule. L’homme qui se tient debout devant moi, un joint à la main, est un personnage de la Vida loca. De deals en règlements de compte meurtriers, Laguerta devient l’un des plus habiles de sa pandilla. A 15 ans, il fait partie des leaders. Son quartier connaît alors une de ses périodes les plus noires. Et, comme il me le dit calmement, la majorité de ses socios se fait abattre. L’assassinat d’un de ses amis entraîne l’assassinat de deux de ses ennemis et ainsi de suite. C’est à ce moment précis que les parrains de Bogotá décident de contacter Laguerta et son meilleur ami. S’ils acceptent de travailler pour eux, ils recevront des armes ou un billet pour l’Europe.

«Es lo peor que hice.» Le pire qu’il ait fait. Je ne peux pas même imaginer ce qu’il peut y avoir de pire que d’abattre un homme. Il ne me détaille pas la nature des services rendus, mais m’affirme qu’ils étaient suffisants pour lui payer un faux passeport, un billet pour l’Italie et le logement pendant quelques jours sur place. Sous un faux nom, Laguerta débarque en Italie. Des contacts le logent, lui fournissent de nouveaux papiers, cette fois-ci à son vrai nom, et le mettent dans un train pour Madrid.

Il n’est rentré qu’une seule fois en Colombie en quinze ans, et, dès son arrivée, on lui a glissé une arme dans la poche. Il l’a refusée et on lui a demandé pourquoi il trahissait le quartier. Même après quinze ans, on ne trahit pas le barrio. Alors il est allé se cacher chez sa grand-mère et il est resté avec elle jusqu’à son retour à Madrid.

Sa récente incarcération est la seule qu’il a subie en Espagne. Et cette longue histoire s’est terminée par un non-lieu. Laguerta a un travail fixe, ne se bat presque plus, mais on lui reproche parfois de s’emporter ou de regarder le monde avec de la violence au fond des yeux.

Laguerta m’observe un instant en silence, attend mon point de vue sur ce qu’il vient de me raconter. Je comprends que, malgré nos treize années de différence, mon avis l’intéresse parce que je suis un étudiant, quelqu’un d’éduqué. Mais je ne dis rien. Alors il ouvre une bouteille de rhum et verse une goutte sur le carrelage «para los ancianos».