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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Fanny PERRIER – L’homme qui fait danser les chevaux

Photo : Sara VERCHEVAL

Photo : Sara VERCHEVAL

Il faudrait pouvoir laisser toujours inachevés les portraits des êtres de valeur. Ne pas figer le mouvement incessant qui caractérise ces voyageurs de l’existence, splendides, dans le fouillis du monde. Retracer ces instants précieux, où mon chemin a croisé celui de Gilles Audejean.

C’est au pire moment de sa vie que j’ai atterri dans son cirque équestre en faillite, ébranlé par les soubresauts de l’Espagne en crise. Gilles Audejean était en proie à une violente douleur d’amour. Il parlait peu, souffrait beaucoup. Au début, je l’observais de loin, j’avais peur de ses colères imprévisibles.

Les nuits, il s’asseyait face à la table en Formica de la salle à manger. Les heures s’écoulaient, imperceptiblement. Seule sa main tranchait le silence, pour porter à ses lèvres gercées une nouvelle gorgée de bière espagnole. Canettes vides : décombres d’interminables moments de mutisme à se contenter d’une ivresse apaisante. Grand solitaire, écorché par les contours saillants de sa cinquantaine, Gilles Audejean ne dormait pas, ou très peu. Il s’étalait sur sa peau d’ours devant la cheminée, saoul et brumeux, jusqu’au lever du soleil. Les nuits ainsi passaient, tremblantes mais opaques, ravins d’oubli d’un quotidien délabré par la ruine et par des plaies d’amour saignantes.

L’argent trop rare était dépensé pour nourrir les poulains et souvent il n’en restait plus beaucoup pour les enfants qui jouaient naïvement derrière la roulotte.

Dans cette misère, la tristesse et l’alcool rendaient Gilles Audejean, petit et terne. Je le trouvais presque sournois derrière l’épaisse fumée de sa cigarette constamment allumée. Au petit matin, il sortait sur la terrasse et, le regard absent, il se tournait vers le chapiteau. Un immense chapiteau bleu, élancé et amarré par des cordages qui servaient de perchoirs aux oiseaux migrateurs. Le cliquetis des haubans et des mâts tintait dans le vent du sud. On aurait dit un grand voilier perdu au milieu d’une mer d’orangers. Au loin, un flux de camions, chargés des fruits du soleil andalou, montait à toute allure vers l’Europe du Nord. L’infernal roulement de l’autoroute contrastait avec la léthargie qui s’abattait sur Gilles Audejean.

Mais les chevaux de spectacle n’accordent jamais de répit aux hommes qui les dressent. Ils demandent une attention quotidienne, infiniment régulière, sans état d’âme. Il faudrait comprendre ici l’inestimable difficulté de continuer le travail sans espoir aucun d’une représentation à venir. Chaque jour, dépasser l’incertitude du lendemain et poursuivre le minutieux dressage des étalons.

Dès l’instant où j’ai vu Gilles Audejean travailler avec un cheval, il s’est métamorphosé. Il a enjambé le bord de piste et s’est avancé d’un pas lent vers l’animal qui semblait l’attendre au centre. Après une rapide caresse et dans une infime précaution, la leçon a commencé. Chaque geste du maître revêtait la justesse de l’habitude des années. Le corps de Gilles Audejean prenait soudain une ampleur incroyable : je le voyais grandi et assoupli, majestueux dans l’attention portée au cheval. La chambrière, prolongement parfait de la main droite du dresseur, se faisait furtive et précise. La mèche en crins tressés s’élançait, sifflait et venait se poser, rassurante, sur la croupe du massif percheron gris, comme la main de l’amant caresse les hanches d’une femme qui danse autour de lui.

L’œil vif de Gilles Audejean suivait la course des sabots dans le sable, et le sable dansait lui aussi avec le cheval et jaillissait jusqu’aux jarrets de l’animal, étincelant. Ses ordres résonnaient comme des formules magiques prononcées par un sage ou un apôtre venu transmettre l’harmonie. Les souffles se confondaient : on ne sait si c’est l’homme qui menait le cheval ou si c’est le cheval qui emportait l’homme dans son tourbillon de poussière.

Je vivais un moment qui touche à l’absolu de l’existence. Tout semblait transporté par la fusion : les hommes, les bêtes, la terre sablonneuse dans les airs. Une tonne et demie de chair animale qui se cabrait avec légèreté au-dessus de soixante-dix kilos de chair humaine. Plus rien n’était à sa place car tout était ensemble, à l’unisson, dans ce moment tellement généreux où chacun s’offrait à l’autre. Sous ce chapiteau désert, les dieux parlaient aux hommes, à leur misère et à leur survie, et leur offraient soudain le pouvoir d’exister en communion avec la bête… Gilles Audejean apprend aux chevaux à danser.

Les jours passés au cirque s’écoulaient pour moi dans le silence discret de celui qui contemple avec fascination les merveilles terrestres. Un matin, Gilles m’a proposé de goûter à l’art de la voltige équestre. Exaltée et tremblante, je suis montée sur l’énorme frison. Pas de selle, aucun harnachement : simplement mon corps qui épousait le galop rythmé et confortable de la bête. Je découvrais peu à peu la précision du mouvement en équilibre : «Rien en force, tout dans l’impulsion de l’inertie : c’est ça la grâce !»

Gilles Audejean : le maître, le pédagogue. C’est en appréciant son enseignement que j’ai pris conscience de l’infinie valeur de son savoir-faire avec les chevaux. Il sait rendre l’apprentissage incroyablement accessible mais toujours surprenant. Lorsqu’une difficulté survient, il s’applique à trouver un autre mouvement, contrebalancé, qui rend alors aisé le précédent. «La pédagogie, c’est l’art de trouver des détours pour aider l’individu à se réaliser, me disait-il. Le plus difficile pour l’élève, c’est d’apprendre à apprendre : c’est-à-dire pouvoir oublier ce qu’il connaît déjà, oublier sa peur, oublier son intelligence. Et se laisser porter à la découverte de l’équilibre.»

Oublier ce que nous savons, oublier ce que nous sommes et voyager avec le cheval, dans la chaude lumière espagnole d’une fin d’après-midi.