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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Bruno RIT – Les hamburgers du bonheur

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A l’époque, j’étais un jeune homme qui faisait son âge. Ma taille et mon poids ne me posaient guère de problèmes. Je représentais une personne normale si j’ose dire. Je n’avais pas d’histoires sans lendemain et ma vie se résumait à la vivre pour ce qu’elle offrait de meilleur : un lit confortable, des plats chauds, des amis, de l’amour, de l’eau fraiche. J’avais dix-huit ans et je recherchais l’évasion.

Mais découvrant pour la première fois l’échec scolaire, je me mis à trainer des pieds, à tourner en rond dans la cellule cloisonnée de mon esprit. Fini les flâneries et les joies du permis tout juste décroché, la dignité par le travail constituait dorénavant ma quête principale. Je tapais à la porte d’une agence d’intérim où un premier rendez-vous m’était proposé, puis un second, puis un contrat, puis un lieu de travail, puis un salaire : j’allais offrir ma force de travail à une société énergétique spécialisée dans le traitement des déchets. De l’énergie, il y en avait à dépenser. Je ne le savais pas encore mais deux mois de galère m’attendaient.

Étrangement, les jours devenaient plus longs. Ils commençaient désormais à trois heures du matin. Ma vie avait changé : je n’étais plus un étudiant mais la remorque d’un monstrueux camion-benne qui semblait prendre un certain plaisir à souffler dans mes narines une odeur des plus détestables. Quant à son moteur, il faisait un bruit digne d’une colère stalinienne qui glaçait mon sang à chaque accélération. Seul interlocuteur de ce monstre à quatre pattes, je n’écoutais que ma pensée avec qui je discutais durant de longs moments, en attendant l’arrivée fantasmée d’un espoir, doux ou violent, peu importe : il fallait du changement. Les jours brulèrent sous les pleurs du soleil quand je rencontrai Wali, mon nouveau coéquipier. Il devait avoir une petite quarantaine mais possédait encore le visage de son enfance : souriant, joueur et naïf, il représentait une parfaite caricature de la sympathie. Wali avait eu une vie pleine d’aventures : d’origine marocaine, il fut contrôleur des impôts dans son pays, connu dans sa jeunesse de nombreuses femmes, puis avait traversé la méditerranée dans l’espoir de trouver de meilleures conditions de vie. Cette espérance fut utopique.

Sur le ring, Wali encaissait les coups. Sa graisse nuageuse s’opposait à sa vivacité éclatante: il courait quand il fallait marcher, au risque de semer des déchets un peu partout. Certes, sa vitesse n’atteignit jamais les sommets de la capacité humaine. Mais Wali était un noble combattant : il respectait son adversaire dans la plus grande des dignités. Son adversaire ? La précarité. Je me souviens de ces propos qu’il tenu, alors noyé dans un intense ruisseau de sueur: « J’ai besoin de ce poste ! Quand la petite me demande un Macdo, les chaussures Nike, qu’est-ce que je lui réponds moi ? ». Son accent exotique contrastait avec le fatalisme de ses propos. La vie est donc ainsi faite : certains ramassent des ordures pour s’en acheter.

Notre accoutrement était des plus insolites : un pantalon bleu turquoise tombant sur des chaussures de sécurité grossières, un gilet jaune fluo enfilé sur un tee-shirt vert pomme marqué du très laid logo de l’entreprise. A la lumière du jour, nous étions avec Wali des clowns farceurs : on s’amusait à rire de notre piètre apparence en faisant les idiots. Mais dans la nuit, nous devenions des lucioles planant au dessus du sol, se déplaçant au gré du vent : nous étions une poétique de l’abime embarquée dans un bateau ivre. Le lycée et sa dictature du paraitre semblaient bien loin : les ordures avaient remplaçaient les élèves, tandis que la sonnerie était devenue un klaxon.

Un jour, le lourd véhicule tomba en panne à la sortie d’une station essence autoroutière : à en juger par l’état de sa carrosserie, il commençait à se faire vieux. Wali en profita pour allumer une cigarette sortie de sa poche. En cet instant, sa vie se consumait autour de cet objet, source de l’unique plaisir de la journée de travail : il aspirait à une vitesse épatante. Derrière l’épaisseur de la fumée blanchâtre, le personnage souriait à l’idée que le camion martyr ne démarrerait plus jamais, ce qui déclencha un énorme fou rire dans notre petite assemblée. On s’imaginait alors faire du stop au bord de l’autoroute avec nos doigts pleins de crasses et nos visages maquillés d’un mélange de saletés et de transpiration : trouver un moyen de transport dans ces conditions était peine perdue et cela accentué notre hilarité. Le temps s’arrêtait par nos cocasses plaisanteries. Malheureusement, cette joie disparut aussi rapidement qu’elle n’était apparue : « On repart les gars », s’écriait le dompteur de la bête mécanique. Notre hystérie enfantine terminée, le travail recommençait : des poubelles attendaient toujours notre venue avec impatience, et le monstre était plus affamé que jamais.

Alors Wali fut peut-être trop audacieux et, malgré son incroyable volonté, le poste à pourvoir ne l’était plus, la concurrence entre salarié faisant rage. Selon notre employeur, c’était la faute à son « imprécision » : aller l’expliquer à sa fille friande d’hamburgers. Mon contrat arrivait à terme et Wali disparu de ma vie. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce drôle de personnage, désormais situé dans un brouillard infinis de visages. Il représentait peut-être la plus belle face d’une certaine marginalité, douce et attachante, que l’on peut aimer ou détester. Il fut cet éclat d’ivresse, cette grâce utopique qui brisa ma pensée formatée dans notre confort moderne et inutile.

Aujourd’hui, je suis redevenu étudiant. Je fais toujours mon âge. Mon poids et ma taille restent identiques. Néanmoins, je pense avoir changé. Cet aller-retour au pays de la précarité fut aussi court qu’intense. Comme le disait l’autre, les voyages forment la jeunesse, mais les décharges ne sont pas des destinations comme les autres. J’espère que Wali va bien et que sa fille mange des hamburgers. Avec modération tout de même.