Le jour où je l’ai vue, je l’ai tout de suite aimée. Ne me demandez ni pourquoi ni comment, cela a été un coup de foudre inexplicable. Elle est entrée dans la pièce, cette pièce remplie d’enfants, et elle a tourné la tête vers moi. Quand nos yeux se sont croisés, j’ai pensé :«Celle-ci, c’est la mienne. Elle est pour moi.» Elle était si belle, on aurait dit une princesse occidentale, celles qui sourient en couverture des magazines. Elle avait des cheveux dorés, un peu ébouriffés et très frisés. Ses cheveux sont la première chose que j’ai aimée chez elle parce que, dans ma tête de petite fille, ils étaient semblables à ceux de la poupée dont je rêvais depuis toujours. Et puis, ils symbolisaient quelque chose pour moi. Ce blond indiquait une chose primordiale : elle n’était pas japonaise. Toutes les chevelures que je voyais au quotidien étaient noires et raides. Ensuite, j’ai vu ses yeux. Des yeux allongés, mais pas en amande. D’immenses yeux noisette, bordés de vert et d’or.
Il n’y a pas que son visage qui m’ait marquée. Ici tout le monde portait un uniforme bleu marine et, jamais au grand jamais, les filles ne portaient de pantalons. Et bien elle, elle est arrivée vêtue d’un tee-shirt blanc soyeux, d’une veste militaire noire et d’un jean slim très foncé. C’était la première fois que je voyais une femme en pantalon. Elle était encore plus belle à mes yeux. Mais, quand mon regard s’est posé sur ses chaussures, j’étais sûre qu’elle était une princesse. Elle portait la plus haute paire d’escarpins que j’ai jamais vue, noire et très vernie. Ainsi que Cendrillon. Madame Ming, la directrice, s’est approchée de la princesse et m’a montrée du doigt. Elle a souri et tout doucement est venue vers moi, comme pour ne pas m’effrayer. Elle marchait telle une danseuse. Tout en elle était gracieux. Elle s’est assise sur le lit juste à côté de moi et m’a tendu la main.
«Bonjour.» Sa voix était douce et chaude. Je n’ai pas pu résister, j’ai posé ma main sur sa joue. Elle s’est pétrifiée, surprise. Et puis, elle a fait pareil. Elle a approché sa belle main de mon visage et l’a effleuré du bout des doigts. J’ai souri de toutes mes dents. C’est alors qu’elle a éclaté en sanglots. J’ai aussitôt retiré ma main, effrayée. Je l’avais fait pleurer, mon dieu, qu’est-ce que j’avais bien pu faire de mal ? Elle s’est essuyé doucement les yeux et puis, de nouveau, elle a souri. «Excuse-moi. Je ne voulais pas te faire peur.» Elle a ouvert les bras et les a tendus vers moi. J’ai grimpé sur ses genoux sans me faire prier et me suis blottie contre elle. Son parfum faisait penser aux bonbons, sucré et acidulé tout à la fois. Elle m’a serrée, fort, comme si elle avait peur que je ne disparaisse. J’avais la tête contre sa poitrine, j’entendais battre son cœur et ce bruit régulier m’a apaisé. Elle me caressait doucement les cheveux. C’était agréable. Et puis elle s’est penchée et a attrapé un cabas orné d’un motif de gâteaux.«Je t’ai apporté quelque chose», a-t-elle dit. Et là, c’était Noël avant l’heure. Evidemment, en comparaison de ce que j’ai reçu ensuite, ce n’était rien. Mais les premiers cadeaux de ma vie, je les ai savourés comme des friandises. Le premier paquet qu’elle me tendit était rose bonbon. A l’intérieur, il y avait une petite valise en carton rose à pois blanc contenant des vêtements de poupée, tous plus luxueux les uns que les autres. Le deuxième paquet, rose également, révéla un manteau et quelques vêtements dans des teintes oscillant entre turquoise, rose, rouge et blanc. Le troisième contenait une poupée qui lui ressemblait beaucoup. J’étais émerveillée, et elle euphorique de voir cette joie dans mes yeux.
«Elle te plaît ?»
Elle a souri, et puis de nouveau, ses yeux se sont embués. Est-ce que tu veux ouvrir ton dernier paquet ?
– Oui.
Elle me l’a tendu. Il était lourd, enfin plus que les autres. J’ai défait avec soin les rubans et ouvert la boite en carton. J’ai poussé un cri de surprise. Des chaussures vernies roses ! Par la suite, je les ai portées jusqu’à ce que la semelle soit complètement trouée.
– Ça te fait plaisir ? – Merci beaucoup.
– Mais de rien.
A ce moment-là, madame Ming est revenue accompagnée d’une autre dame. Madame Ming a dit à la fée de la suivre dans son bureau et m’a demandé d’aller dans ma chambre avec la dame. Je ne voulais pas quitter la princesse, alors j’ai pleuré. Elle m’a serrée dans ses bras.
– J’ai une petite chose à régler et je te rejoins. C’est promis.»
Je lui faisais confiance, aveuglément, depuis l’instant où elle était entrée en illuminant ma vie. Alors j’ai suivi la dame, elle portait mes cadeaux. Nous sommes entrées dans ma chambre et nous avons mis toutes mes affaires dans une malle. Ensuite, la dame m’a aidée à mettre mes nouveaux vêtements et mes chaussures. Je n’ai gardé avec moi que la petite valise à pois et la poupée. Nous les avons rejointes dans le bureau de madame Ming.
C’est assez surprenant la vitesse avec laquelle tout a été ensuite réglé, mais le Japon devait faire face à une crise sans précédent après un séisme. J’ai donc en quelque sorte été évacuée en urgence. Nous avons dit au revoir et nous sommes parties. Dans le taxi qui nous menait à l’aéroport, elle m’a parlé d’elle, des enfants qu’elle avait déjà, de moi et de la raison pour laquelle son mari et elle avaient fait ce choix. Et puis, nous sommes enfin arrivées. Je me suis collée à elle. Nous marchions dans des dédales interminables de couloir. J’avais sommeil, elle semblait inquiète. Alors, elle m’a prise dans ses bras et a pressé le pas jusqu’à l’embarquement. Chaque seconde, je craignais qu’on ne m’enlève à elle. Elle m’a acheté des magazines et a payé avec une carte dorée. C’était une magicienne, je l’idolâtrais. Nous sommes montées dans un énorme appareil qui faisait un bruit assourdissant. J’avais peur, elle m’a tenu la main pendant le décollage. Et puis elle a appuyé sur un bouton et son siège s’est allongé.
«Le voyage va être long, tu devrais dormir.
J’ai secoué la tête, soudain prise de panique. Elle l’a remarqué immédiatement.
– Pourquoi ne veux-tu pas dormir ? Nous ne craignons rien dans l’avion.
– J’ai peur de ne pas te retrouver lorsque je me réveillerai. – Bébé, je serai là toutes les fois où tu te réveilleras, je te le promets.»
Juste avant de fermer les yeux, j’ai su que ce n’était que le début de l’aventure et que le meilleur restait à venir. J’aimais l’homme dont elle m’avait parlé, son mari Nataniel ; j’aimais ses enfants, même s’il allait falloir la partager avec eux à partir du lendemain. Et je l’ai aimée elle, la princesse en jean, la magicienne, la poupée, la mère Noël. La mère. J’avais 3 ans et je m’en souviens encore comme si c’était hier. Le plus beau jour de ma vie. Le jour où j’ai rencontré ma mère.