«Tu veux des patates ?» Etrange manière d’aborder une inconnue sur un boulevard, surtout à 2 heures du matin sous une pluie battante. D’habitude, à ce métro, il faut refuser dix fois d’acheter des cigarettes ou des parfums frelatés. «Des pommes de terre ? C’est une première, dis-je, c’est bon, merci j’en ai.»«Mais je te parle de shit, de résine !»insiste-t-il. Ma fausse naïveté le fait finalement rire et on a commencé à discuter.
Brahim est un épicier ambulant, un dealer du nord de Paris.
«Brahim, c’est pas ton vrai prénom ?» Il esquive et sourit. «Non, mais presque ça ressemble.» Il ne me dira jamais son vrai nom. «Il y a des principes dans ce boulot», poursuit-il. Ne jamais s’arrêter de marcher en est un autre, parce qu’il fait froid et qu’il passe toute sa journée dehors, de 10 à 2 heures du matin, à surveiller la BAC (brigade anti-criminalité, ndlr). Toutes les cinq minutes, il jette un coup d’œil à droite, à gauche. «T’es sûre que t’es pas flic ?» demande-t-il soudainement, changeant de sujet. La police est son stress quotidien. «Je les connais tous, ils traînent en civil. Souvent ils sont en face là-bas, près de la boulangerie. Je regarde l’émission télé En quête d’action quand j’ai fini de bosser, souvent ils montrent des flics de gare du Nord, c’est comme cela que je les connais.» Quand il fatigue, il attend n’importe quel bus. Adossé au panneau d’affichage de l’arrêt, le casque audio sur les oreilles, le regard baissé, il pianote sur son écran de portable, se fait oublier. Et c’est vrai qu’il passe inaperçu : dernières baskets virgule, jean sombre, veste en cuir, crâne et barbe rasés mais pas trop. Un vrai Parisien à la mode.
S’il se fait prendre, il atterrit en Algérie, son pays, manu militari. Brahim a déjà passé trente-deux jours en centre de rétention à Roissy pour «titre de séjour non valide». Depuis six mois il sait qu’il peut «se faire virer de la France», comme il dit à tout moment. «Ils me connaissent les flics, mais le tout c’est qu’ils ne me prennent pas avec quelque chose sur moi», résume-t-il. Pour ça, il faut respecter les règles. Lui livre sur le trottoir et d’autres stockent, quelque part dans des appartements du quartier. Après quatre ans d’expérience, Brahim est considéré comme un «cadre dans le business».
«Au début, j’ai commencé comme stagiaire. Tu repères dans la rue, tu démarches. Maintenant, je fais plus trop ça, j’ai mes contacts.» Une quinzaine de clients qui lui achètent un peu de tout : de la coke surtout, des médicaments de substitution et puis du shit, une valeur sûre. Il se déplace à domicile mais fait payer le déplacement. «Pour les banlieusards, c’est taxi obligatoire», affirme-t-il, tel un VRP. «L’autre règle est de ne pas toucher à la drogue. Sinon tu es foutu, commente-t-il, et puis franchement, c’est de la merde.» C’est vrai qu’il n’a pas l’air défoncé. En ce moment, le business ne marche pas très bien. La faute à la crise, selon lui. Il gagne 600 euros par mois. Tout part dans son loyer, 500 euros pour un studio rive gauche qu’il a obtenu au noir. Plus un sandwich par jour. Et pour le reste, les habits, le confort, sa dernière veste en cuir beige, il vole à la tire.
Brahim pourrait économiser plus en vivant en colocation, mais il rêvait d’un «chez lui». A Oran, sa chambre à côté des parents et de ses trois frères et sœurs commençait à l’étouffer. Pour partir, il faut soit «se trouver une fille», soit traverser la Méditerranée. Il a embarqué il y a deux ans. «Ma mère, elle pleure quand je l’appelle mais je lui ai dit « maman ça fait vingt-quatre ans qu’on vit ensemble, c’est bon ! »», s’emporte-t-il. Il l’appelle tous les deux jours, quinze minutes pour 5 euros.
Il lui raconte qu’il est électricien, son vrai métier. A son arrivée à Paris, il avait envoyé des CV. Sans succès. Sans papiers, trouver un travail devient compliqué. Il ne regrette pourtant pas son départ. «C’est joli Paris», lâche-t-il, le sourire aux lèvres. Quand il a un peu de temps, il flâne autour des écluses du canal Saint-Martin… «C’est joli… répète-t-il pensif. Je me cale avec une bière, c’est agréable. Ici on peut boire. En Algérie, c’est interdit. En France, les gens sont racistes, mais ça va… Ils sont ouverts aussi quand même. Et puis on peut parler aux filles normalement. Là-bas, tu abordes une fille, si son père est riche, il arrive avec des gars et il te tue. Personne ne viendra t’aider. Et si tu veux une fille, faut payer ses parents ! J’ai aucune chance.»
En Algérie, il a tenté de monter sa propre entreprise d’électricité. «Sauf que c’est pas possible quand ton père il n’est pas commandant de quelque chose, quand il n’a pas déjà son business», explique-t-il. L’Algérie, c’est la «politesse misère». Ça veut dire qu’il n’y a aucun respect, aucune justice, que tout est corrompu. Ses deux mois à la prison d’Oran l’ont convaincu de partir. Il avait refusé de payer sa place au marché alors qu’il tentait de vendre des tee-shirts aux passants. Il a passé l’été dans un 20 m2 avec 30 prisonniers. «C’est mon pays mais ce n’est pas le mien, analyse-t-il. Si t’es pas riche, il n’y a rien à faire. Tu gagnes maximum 200 euros par mois, tu sors entre mecs et tu peux même pas boire.»
Pour ne pas y retourner, il doit se marier, en urgence. Il s’est renseigné, ça coûte 1 000 euros et c’est la seule solution pour rester libre. Il refait le compte, fixe le trottoir, soupire. «J’aimerais bien tomber amoureux en vrai, en fait. Au moins, ici, c’est possible.»
Illustration Mathieu Pauget